Hubert Joly


Algérie : Chroniques méditerranéennes

Hubert JOLY


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 * Un je ne sais quel charme
 * Comment aimer l'Algérie
 * Ouarsenis 79
 * Tamanrasset
 * 30 novembre 1981
 * Acanthes
 * Le berger
 * Transfiguration
 * Croissant mouillé
 * Figuiers
 * Mon coq


Un je ne sais quel charme

 Je dois beaucoup à Charles X. Si cet abruti n'avait pas engagé l'expédition d'Alger, jamais sans doute je n'aurais eu l'occasion de vivre les instants que j'ai vécus, d'écrire les lignes qui vont suivre. Il y a longtemps que mon opinion est faite: la civilisation s'arrête là où s'arrêtent les embruns de la Méditerranée; tous les autres sont des sauvages, à commencer par moi.

 Ce n'est pas ma faute si je suis né dans l'Ouarsenis à l'âge de vingt-trois ans. L'Histoire et mes hérédités lorraine et coloniale en sont seules la cause.
 Mais ce qui est certain est qu'il me faut à peine quinze secondes pour me retrouver en état de grâce lorsque j'aborde aux rivage du Mare nostrum, alors qu'il me faut bien quinze jours pour me remettre de chacun de mes voyages. Je ne sais pas comment cela s'est produit. En fait, le mécanisme qui m'a attaché à ces pays a sans doute commencé à fonctionner le jour où je me suis retrouvé vers le 30 juillet 1960, parachuté dans un village de l'Ouarsenis comme officier des Affaires algériennes. Exilé dans la montagne pour insolence et parce que je m'étais intéressé de trop près à une affaire d'exécutions sommaires, j'ai eu la chance d'être conduit jusqu'à mon nouveau bordj par mon ancien chauffeur. Interrogé par mes futurs administrés sur ce nouveau patron qu'il leur amenait, il eut le bon esprit de leur dire : « Ce n'est pas un lieutenant que je vous amène, c'est un morceau de pain ».
 De ce jour commença à mon insu un subtil processus de colonisation (la mienne évidemment) dont je ne me suis jamais vraiment remis. A mon retour en France, j'ai dû rêver de l'Algérie chaque nuit pendant peut-être six mois. Ce n'étaient au reste pas des rêves mais deux cauchemars qui alternaient : dans le premier, je débarquais dans mon village et mes administrés ne me reconnaissaient pas; dans le second, les chèvres avaient mangé tous mes arbres. C'était affreux et je me réveillais. Je ne savais pas que j'étais simplement visionnaire et que j'anticipais seulement de trente années.
 La quarantaine d'impressions qu'on trouvera ci-après ne couvrent pas la totalité du bassin méditerranéen mais tout de même un bon nombre de pays, surtout ceux du monde arabe. Elles couvrent un laps de temps de très exactement vingt années (1978-1998). Le monde a beaucoup changé pendant cette période. Pourtant il m'a semblé en les relisant qu'elles n'avaient pas pris la poussière et je n'ai pas cru nécessaire d'en changer une seule ligne, même pour les plus anciens textes.
 Ce n'est pas que le monde méditerranéen soit un paradis. Il en est peu d'aussi déchirés depuis toujours et, au cours de l'Histoire, chacun de ses pays a fait plusieurs fois la guerre à chacun des autres. Mais ce bouillonnement et ces frottements incessants ont eu peut-être l'avantage de brasser ces peuples et d'établir entre eux un minimum, sinon de valeurs, du moins de connivences.

 Avec des civilisations marquées de traits culturels affirmés, chaque peuple offre aux autres le charme de ses exotismes et de ses types. Le mouvement d'unification des modes de vie trouve encore des résistances dans les cultures nationales et régionales et, sous le soleil, la misère sait se parer de couleurs locales.
 Quand on a lu La Rochefoucauld et l'Ecclésiaste, on a peu d'illusions à se faire sur les possibilités de changer ce monde. Bien que l'impulsion qui dans les premières années du Trecento a commencé à révolutionner la planète soit venue d'Italie quand un changeur de Florence ou Venise a décidé de ne plus attendre de Dieu le paradis mais d'essayer de le faire tout de suite sur terre, il n'est pas certain que la fabrication en usine de nos paradis apporte plus à l'humanité que l'extase promise par les fumées d'encens ou la mélopée des muezzins. Je sais bien aussi que les pays méditerranéens ont plus d'agrément pour ceux qui passent et sont libres de les quitter du jour au lendemain que pour ceux qui sont prisonniers de systèmes nationaux, économiques ou religieux...
 Devant tant d'incertitudes, je finirais par ne plus savoir ce que j'aime et moins encore pourquoi. Le climat et sa végétation, sûrement, les paysages et les sites urbains, la facilité des contacts et la chaleur de la vie, tout cela ne saurait épuiser ce que j'éprouve pour ces pays et leurs peuples. Pour une fois, je serais tenté de renier Racine lorsqu'il dit, dans un tout autre contexte amoureux il est vrai : « Dans l'Orient désert, quel devint mon ennui ! », et de répéter avec le vieux Corneille lorsque je ne comprends plus : « Un je ne sais quel charme encore vers vous m'emporte »...

Ouarsenis 1979

Il avait plu. Au travers des vitres à demi-brouillées du taxi qui m'emmenait d'El Asnam vers la montagne, je regardais avidement la campagne. L'Algérie était verte de ses blés et forte de ses hommes comme je ne l'avais encore jamais vue. Sur les terres fortement marquées de plaques grises ou brunes ou des griffes sombres de l'érosion, un bouquet touffu d'eucalyptus apportait de loin en loin sa végétation aux collines.
 A partir de Temdrara, la route s'élève en une série de lacets compliqués. Les dernières maisons disparaissent ainsi que les cultures. Brusquement, à l'échine d'une longue ligne de crête perpendiculaire à la montagne, une porte s'ouvre sur un paysage grandiose et déchiqueté, creusé de ravins et hérissé de pitons qui se succèdent, de plus en plus hauts, jusqu'aux barres montagneuses qui bornent l'horizon. Là, plus une âme, plus une fumée. Tout au plus parfois, vers les fonds, la double tache rouge des toits d'une mechta, tapie dans la végétation des lentisques et des cistes.
 Nouvel ensellement de col, nouveau tableau, s'ouvrant cette fois largement sur le nord, en direction de l'oued Fodda. C'est ici que commence la wilaya de Tiaret. L'air devient plus vif, plus frais. Sous les lourds nuages qui masquent son sommet en pyramide écrasée, l'Ouarsenis domine sombrement les étagements de pins d'Alep. Je reconnais son vent froid qui perce les djellabas.
 Cherchant sa voie au plus près de la ligne de crête, la route monte toujours. Tantôt à droite vers l'oued Fodda, tantôt à gauche en direction de l'Ardjem, elle domine des pentes raides où subsistent les courbes de niveau d'anciennes banquettes. En maints endroits, toute trace des plantations a disparu et le roc affleure. Mais au-delà de Bab El Guebli, eucalyptus, thuyas, pins d'Alep apparaissent plus nombreux. J'évalue grossièrement à un tiers des plantations l'effectif de ce qui a résisté, mais l'ensemble a bien poussé depuis dix-huit ans et forme un beau manteau aux nuances variées, piqueté ça et là de genêts en fleurs et des premières asphodèles.
 Encore un tournant. Du premier coup d'Ïil, j'aperçois le bordj dominant le village. Il n'est plus isolé dans sa blancheur mais un peu délavé et cerné de constructions inachevées.
 Quand la voiture s'arrête, je n'ai pas besoin d'une seconde pour reconnaitre la courte silhouette un peu tassée sous sa djellaba brune et barrée d'une grosse moustache qui lui donne l'air d'un père Noël : c'est Djarane Djilali. Il me regarde un peu surpris et il a peine à identifier le Français qui a eu l'idée saugrenue de s'arrêter ici ; puis son visage s'éclaire. On s'embrasse.
 Tout de suite je demande des noms : "Oui, celui-ci est vivant, il est ici ; mais son frère est à El Asnam ou à Alger". "Et l'orphelin?" "C'est un homme, il est secrétaire de mairie à Oran. Mais mort le vieux Kaouba, comme beaucoup d'autres chibanis. "Et le secrétaire de mairie ?" "Il est chez lui". On y va. On frappe à la porte. Il est tôt. Comme c'est vendredi, beaucoup dorment encore. On tambourine à nouveau. Du bruit à l'intérieur. On ouvre. La tête encore à moitié dissimulée sous sa cachabia, mal réveillé, il apparait. Nous tombons dans les bras l'un de l'autre. Je ne savais pas qu'à la mode de l'Ouarsenis on s'embrassait trente fois.
 Mon bon Rabah, tu es vivant. Tu me croyais mort. Moi, je le craignais pour toi qui ne cherchais que la vérité et le secours des malheureux. Combien de fois ai-je rêvé de vous, pensé à vous, me rappelant les nuits d'hiver, les enfants les pieds nus dans la boue glacée, les hommes sans travail, la misère de ces années de guerre.
 Le temps passe vite à faire le tour du village, à embrasser les uns et les autres, suivi d'une troupe d'enfants qui n'ont pas connu cette horreur et qui tournent en souriant leurs grands yeux étonnés vers l'étranger. Je vois avec joie que la vieille école a fait place à de nouvelles constructions. Il y a l'électricité, et ces lampadaire flambants neufs paraissent un peu incongrus au-dessus des derniers gourbis. Et même, on me fait visiter en grand cortège le chantier de la nouvelle mairie construite, ô ironie de l'histoire...sur l'aire d'atterrissage des hélicoptères.
 Pendant que nous parlons, les garçons servent la chorba et le poulet. La galette encore chaude est plus douce à mon cÏur que le plus juteux des agneaux.
 L'après-midi s'avance ; le groupe qui m'entoure a grossi. Tous ceux que j'ai connus et qui ne sont pas trop vieux pour bouger sont venus. On demande encore des nouvelles des uns et des autres. Je prends des adresses à Paris, à Nice, à Lyon. Comme autrefois, il y a des dossiers de pensions qui trainent, des successions ouvertes en France qu'on n'arrive pas à liquider. Voilà les papiers? C'est promis, j'écrirai. Autour de moi, j'entends "raïa, raïa !...". Oui, c'est bien, c'est même très bien ! Ils sont vivants, je le suis aussi. Ils sont là, autour de moi, et la paix est venue.
 Il faut se séparer. On s'embrasse encore, mais ce nouveau départ est peut-être plus dur qu'il y a dix-huit ans : il faut l'abréger, puis redescendre, abandonner au dernier tournant la montagne, se retourner, emporter une dernière image.
 Le lendemain, dans le train vers Alger, je regarde vers le sud. Au loin, toujours à demi dans les nuages alors que le soleil inonde la vallée, j'aperçois l'Ouarsenis et je le suis des yeux. Il se fond lentement dans la brume, jusqu'à ne plus être qu'une masse indistincte. Mais quand mes yeux ne le voient plus, appuyé contre la vitre, je pleure et, pendant de longues minutes encore, mon cÏur continue de le chercher.
 Hubert JOLY 1979

Comment aimer l'Algérie

 Ce soir, avec l'orage, je n'ai pu trouver le sommeil. Je croyais entendre gronder le tonnerre sur les monts de l'Ouarsenis. Ce souvenir résonnait si profondément en moi que je ne pouvais m'endormir. Je suis redescendu à ma table de travail : en prenant mon crayon, j'ai pensé apaiser ma peine, l'irritation que j'éprouve à ne pouvoir unir ces mondes arabe et francophone qui ont tellement besoin l'un de l'autre et qui, au mieux, s'ignorent ou se repoussent.
 Lorsque j'explique quel rôle tiennent et peuvent jouer dans cet ensemble les relations entre la France et l'Algérie, si difficiles, si sujettes à rebondissements et à déceptions, je crois voir sur les lèvres de mes interlocuteurs cette question que peu d'entre eux osent formuler : comment aimer l'Algérie?
 Qu'on n'attende pas d'un soir d'orage une réponse cartésienne assortie de chiffres ou de statistiques économiques. Tout est plus simple et beaucoup plus compliqué.
 On peut aimer l'Algérie parce qu'un matin d'octobre 1959 l'odeur de la terre d'Afrique a saisi celui qui la reconnaissait à l'entrée du port d'Oran, et cette odeur rendait dérisoire l'inscription maladroite "ici la France" tracée au revers de la digue à gros traits de peinture blanche. On peut aimer l'Algérie parce que la petite gare d'El Affroun croulait naguère sous la gloire d'un prodigieux Bignonia rose...
 On peut l'aimer par les pieds nus des enfants et des veuves, par la souffrance d'un peuple et par l'affreuse odeur du corps d'un combattant. On peut l'aimer par la soif des écoliers devant les livres, par la joie des sources sous les figuiers, par les routes qui s'ouvrent, par la terre cultivée, par les soirées sous les étoiles.
 On peut l'aimer par un bout de galette encore chaude et collante, par un café amer ou par un thé bouillant, par une menthe fraiche, et par la rude voix des hommes.
 On peut aimer Alger, blanche et secrète, familière et complice, bruissante et amicale. On peut l'aimer par la grandeur du soleil levant sur la rade et les contreforts de Kabylie.
 D'autres l'ont aimée au milieu des absinthes sous le ciel cru, parmi les pierres et les lézards à Tipasa. D'autres ont préféré le vent à Djemila.
 Moi, j'aime l'Algérie. J'aime sa terre et son peuple. Je l'aime par le visage creusé de ses travailleurs, par les cheveux bouclés de ses étudiants qui ne trouvent pas de chambre et sont rejetés de nos universités, par le malheur de ceux qui sont nés sur le sol de France et que l'on chasse de leur terre natale. Je l'aime par le regard, la voix rauque, douce et profonde de mes amis et je sais bien que ce n'est pas le prix du gaz qui me fera cesser de les aimer. Il y a bien cent raisons d'aimer l'Algérie, plus une qui est l'amour des Algériens pour la France de leurs rêves et pour des Français qui seraient des frères.
 Moi, je ne demande pas à chacun de vous, Français, d'avoir cent raisons d'aimer l'Algérie. Que chacun découvre la sienne, qu'il s'ouvre à son amour, qu'il en fasse une source jaillissante. Qu'au travers de son cÏur, elle irrigue les autres peuples du Maghreb, de l'Afrique et d'ailleurs, que chacun d'eux se sente entendu, écouté et que la France serve à aimer.  
Hubert JOLY 1980  

Tamanrasset

 Encore un peu sourd, sous l'emprise du léger effet de lévitation et de léthargie dû à l'avion, le voyageur ne trouvera peut-être pas le dépaysement là où il l'attendait...
 Surement pas dans la cinquantaine de personnes venues attendre les arrivants, ni parmi les chauffeurs tentant d'identifier, au milieu du flot des permissionnaires, les quelques officiels attendus par la wilaya, ni même sur le ruban de goudron qui relie l'aéroport à la ville, au milieu d'un paysage trop connu par les photos pour surprendre vraiment.
 Ce n'est pas davantage dans les rues d'une agglomération qui a plus que doublé en moins de cinq ans, ni dans la taille démesurée du chèche des passants, moins encore dans les hommes bleus devenus chaouchs à la wilaya que se cache la part de rêve exigée par le nom de Tamanrasset.
 De bureau en Toyota et de ronflement de moteur en chantier de construction, on perd peu à peu la trace du mirage...
 On oublie qu'on est là au cÏur géographique de l'Afrique occidentale, à deux pas du Niger et du Mali, comme le suggèrent à peine la terre rouge qui crépit les murs ou la peau noire qui enveloppe le visage du chauffeur. Juste un petit quelque chose pour vérifier : les arbres qui bordent la rue sont bien des éthels... Je les imaginais pleins de serpents venimeux, au bord d'une guelta couleur émeraude, et cachant des gazelles... Mais ils sont là bien alignés, comme pour témoigner. Je les vois et je les touche. Tant mieux ! Et tant pis pour mes visions...
 La nuit tombe enfin sur les bureaux, sur les voitures et, je dois l'avouer, ici comme ailleurs sur des parkings...
 S'il y a du dolma à la carte et des tapis berbères au sol, le bifteck-frites est inscrit au menu et l'anisette coule au bar !
 Ô thé brulant des khaïmas secrètes perdues dans les sables, où es-tu ? Chevilles fines aux anneau d'argent, où vous cachez-vous donc ? Et l'escadron des dunes ?
 Suffirait au lever du jour de traverser les apparences des longues galeries de l'hôtel pour passer au-delà du décor, de pousser la fragile menuiserie qui sépare l'écran de parpaings de ma chambre des ilots de granit oubliés dans les champs de sable ?
 Alors, au moment où l'on n'y croyait plus, surgissent les espaces adoucis par les tons mordorés du soleil levant.
 Derrière le tas de détritus et la barricade des tôles ondulées, le monde n'est plus qu'un semis de ramiers gris et bleutés roucoulant au creux d'un bosquet de dromadaires baraqués. Sur une terre devenue de miel, les bourricots immobiles se sont figés dans l'ivoire. Le jardinier noir veille sur les tout petits carrés irrigués. Son paletot sombre et la haute élégance de son sarroual bleu-ciel à la démarche nonchalante se détachent sur un fond de roseaux verdâtres et frémissants. Quelques maisons de toub se fondent dans les plis incertains des collines. A l'horizon tout proche s'élève un filet de fumée.
 Le jour n'est pas plus pur...

 Tamanrasset II

 Vers le soir, je suis sorti. L'heure est propice pour glaner des pierres et ramasser des impressions. Lentement, je me suis dirigé vers les hauteurs qui bornent la ville au sud-est. Sans me presser, j'ai gravi une croupe de granit, sombre et fissurée comme si l'Eternel l'avait cuite au feu de son haleine. Arrivé tout en haut, je me suis assis parmi les rochers.
 A mes pieds, le lit sinueux et le confluent des oueds, bordés de jardins et de bouquets d'éthels. A gauche, la ville étalant ses tentacules brun-rougeâtre sur les platitudes beiges. Et devant moi, face au nord et face à l'est, au fond de la plaine, le plus classique et le plus achevé de paysages de western.
 Falaises rubicondes dressées sur les pentes rectilignes de leurs éboulis, jaillissements sur la vanille et le praliné des sables de bombes au cassis, au chocolat ou à je ne sais quel fruit plombé et vénéneux, un vrai dessert de pierre, formes déchiquetées de murailles qui hachent l'horizon, tout cela ne serait rien sans l'inimaginable accord d'un ciel céruléen, si tendre qu'on n'ose employer le mot vulgaire et grossier d'azur pour le qualifier, avec le dégradé des bruns violacés de la chaine.
 Même harmonie à l'échelle de l'espace qu'au creux plus humble des cupules nacrées, où les asclépias dissimulent, dans le cÏur d'une couronne purpurine de triangles équilatéraux, la géométrie raffinée de leurs pentagones étoilés.
 Il est bien clair ici qu'avant de lancer le flot de la vie, Dieu le Père voulut s'amuser de la prodigieuse variété des formes. J'avais tout à fait oublié qu'il tira d'abord du chaos les couleurs avec la lumière. Quand un certain Charles de Foucauld se retira dans le Hoggar, je suis assuré que ce n'est pas le néant qu'il eut sous les yeux du haut de son ermitage, mais la palette du plus imaginatif et du plus heureux des peintres. D'un artiste qui se joue des ombres et des astres pour renouveler à l'infini les nuances de ses tableaux changeants, plus riches de promesses pour la planète bleue que le logotype immuable des publicités éternelles de son arc-en-ciel.
 
Tamanrasset III


 La nuit était tombée quand je suis monté sur les terrasses pour chercher la croix du sud. Tout à l'heure, les lampadaires de la ville estompaient dans une brume lumineuse les étoiles du pourtour de la coupole. On ne voyait que le baudrier d'Orion. Maintenant que tout était éteint, il n'y avait plus que le croissant du salut pour éclairer la terre.
 Les tours cornues de l'hôtel découpaient leurs merlons aigus sur le ciel.
 Au-delà, les reliefs ruiniformes, réduits à des jeux d'ombres noires sur les sables bruns paraissaient encore plus irréels qu'en plein jour et n'évoquaient plus rien de connu. Deux espaces de grandeur se conjuguaient pour me désorienter : l'infini des étoiles égarait mon esprit, celui des déserts désarticulait la matière.
 Une brise fraiche s'était levée qui me fit frissonner. Je m'accroupis à demi pour m'abriter de son souffle. J'étais transi mais peut-être mon imagination contribuait-elle davantage à cette sensation que le vent de la nuit.
 J'avais le sentiment d'être l'unique force de vie consciente de ces étendues, ne sachant si je rayonnais mon énergie vers les réflecteurs de la voute céleste et du cercle des montagnes ou si je recevais d'eux des impulsions que je ne pouvais déchiffrer.
 Saisi par la puissance de l'espace, je sentais s'amenuiser en moi symétriquement la notion de temps. Perdu sur cette terrasse, étais-je un Abraham dénombrant les myriades de ses descendants ? Un mage chaldéen scrutant les signes du ciel ? Un des ces Perses adorateurs du feu au sommet de sa tour ? Un sous-lieutenant guettant l'aurore ? Je ne voyais plus très bien quel lien pouvait m'attacher à six milliards d'humains d'un siècle finissant. Comme une plante qui aurait perdu le sens de la pesanteur, je poussais indistinctement mes racines dans l'avenir et le passé, ne trouvant plus pour m'attacher que des songes et des souvenirs.
 Quelques reflets poussés par le vent dans les ombres vertes des jardins ramenèrent malgré moi mes yeux vers les bords de l'oued et de la cité.
 Je conçus l'étonnement d'être là, ce soir, à Tamanrasset, vivant et moi. Était-il possible que ce point abstrait d'une carte, cette formule que des politiciens avaient voulu mythique depuis Dunkerque, ce symbole du désert et du détachement, fussent tout simplement à mes pieds une ville endormie. Au fond de moi, j'en aurais douté si, quelques heures auparavant, je n'avais bu et mangé avec des hommes, écrit, marché, parlé de pierre, de terre et de ciment, toutes réalités dures et tangibles. S'il y avait paradoxe, il serait que la complexité des choses était moins nettement perçue à la vive lumière du jour que n'étaient intelligibles à ma sensibilité, par la vertu de la grandeur et de la poésie, les mystères intouchables de la nuit.  Hubert JOLY 1981

30 novembre 1981


 Ce soir-là, François Mitterrand dinait chez Chadli Bendjedid. Et moi, plus modeste, je prenais mon repas chez mon ancien chauffeur près de la place du 1er mai.
 Ensemble nous regardions les images de l'accueil enthousiaste que le peuple algérien réservait au président de la France. Les souvenirs des mauvais jours que nous avions vécu dans la montagne et la misère affluaient en nous. Il y en avait de bien amers dans ce déchirement de deux communautés que l'histoire n'avait su, ni réunir, ni séparer.
 Et voilà que ce soir, cent trente ans d'incompréhension et vingt ans de malentendus pour ne pas dire pis semblaient vouloir enfin s'effacer parce qu'une volonté mutuelle de confiance paraissait s'établir entre les deux hommes d'État et, à travers eux, entre les deux peuples. La joie nous pénétrait tous les deux mais elle était douloureuse que ce moment fût venu si tard, qu'il ait été payé de tant de morts que nous avions connus, de tant de malheurs que nous avions tenté de soulager, de tant de peines restées inconsolées.
 Serait-il donc enfin venu ce moment où deux frères pourraient se donner la main, regarder ensemble la nuit qui tombait sur la ville et sur la baie, et le ciel qui s'allumait de milliers d'étoiles d'espérance et de paix ?
 Rien ne pourrait sans doute effacer les déchirures. Mais, si nous étions trop émus par le poids des souvenirs pour que notre joie pût véritablement être sereine, nous pouvions aussi voir l'un des enfants qui s'était endormi auprès de nous. Pour eux, pour les femmes qui s'affairaient à préparer et servir un repas qui nous portait leur douceur et leur amitié, nous espérions que la France et l'Algérie sauraient trouver le chemin d'une confiance que plus rien ne viendrait détruire. Cette confiance, cette fraternité retrouvée, cet amour pour dire enfin le mot qui pesait sur mon coeur, je ne pouvais m'empêcher de les comparer au soleil se levant sur la rade par une belle matinée d'hiver, lorsque le ciel, rendu limpide par une pluie nocturne, fait briller au loin les premiers contreforts neigeux des montagnes de Kabylie.
 Depuis vingt-deux ans que cette vision avait enchanté mes yeux, depuis que le peuple des campagnes m'avait conquis par son courage et sa fierté, j'avais précieusement gardé cette image en moi, en signe d'espérance. Et voilà que ce jour de gloire était peut-être arrivé pour éclairer le front de l'enfant endormi. Au loin, en France d'autres petits sommeillaient aussi. Pouvais-je enfin espérer que, partageant les rêves de l'enfant algérien, ils sauraient, à leur réveil, partager avec lui son soleil, ses joies, ses peines et leur pain ?   Hubert JOLY 1981  

Acanthes


 Ce matin-là, je m'élevais peu à peu vers les hauteurs d'El Biar en empruntant les larges méandres des boulevards. Parfois, je m'arrêtais pour admirer la baie, offerte toujours plus large à mes regards. La mer était calme, la rade piquetée de navires à l'ancre. Au-dessus, entre deux couches de nuages gris-sombre que l'orage de la nuit n'avait pu dissiper, une bande d'aquarelle bleu-clair soulignait l'accord du ciel avec la mer. Je me rappelais ce matin du 14 décembre 1959 où , venant de Cherchell, j'avais tout à coup découvert, du haut de Fort-L'Empereur, l'incomparable panorama jusqu'aux premiers contrefort de la Kabylie couverts de neige...
 Sur un tas d'immondices, mon attention fut attirée par les crosses, encore luisantes de pluie, d'un pieds d'acanthes.
 Je m'émerveillai que les Grecs aient su tirer d'une plante rudérale l'archétype de la décoration classique, repris tour à tour par tous les peuples de la Méditerranée, au point que les terres qui bordent cette mer sont un vrai cimetière de chapiteaux corinthiens. Tout comme notre Moyen Age sut tirer la dentelle du modeste persil.
 Sans doute, quelque esprit chagrin pourrait s'indigner que notre civilisation ait rabaissé les acanthes des colonnes des temples aux tas d'ordures. Un philosophe y verrait peut-être le signe de la relativité des valeurs culturelles... Pour moi, j'admirai simplement que ce bouquet d'acanthes me rappelât dans un pays que j'aimais, la Grèce, mes maitres, mon adolescence, et je remerciai doublement ses feuilles crantées de leur noble élégance. Hubert JOLY 1984

Le berger

Quand j'eus atteint l'âge de cinq ans, je me fis pastoureau. Je folatrais tout le jour dans la campagne avec mes agneaux mais à ce jeu mes souliers furent vite déchirés. Je demandai à mon père de m'en acheter de nouveaux. La ville était loin. Alors il me prit sur ses genoux et, tirant un bout de ficelle de sa poche, il en coupa juste la longueur de mon pied. Le lendemain, il revint de la ville avec une paire de sandales. Elles étaient parfaites.  1985  

Transfiguration

 A mes pieds, du haut du septième étage, en cette fin de mai, la rivière des Outaouais noyée dans la brume et la pluie. Tout près, le gris, le rouge, l'ardoise et le blanc des maisons québécoises émergent du vert encore tendre des érables. Sur l'asphalte noir, le silencieux roulement des voitures américaines.
 Il y a quelques jours, c'était autre chose.
 Chez Sauveur, restaurant de poisson, vingt kilomètres peut être à l'ouest d'Alger.
 Le petit port de La Madrague dansait dans le soleil. Des jeunes gens couraient le long de la digue ; des enfants se baignaient dans l'eau bleue.
 Au loin, la grosse masse du Chenoua dormait, écrasée sur la mer, fermant la baie comme un gros chien qui garde les trésors de Tipasa, ses colonnes dorées, ses cinéraires grises et ses géraniums sang. Vers le sud-ouest, la ligne bleutée du premier atlas faisait de l'ombre aux roses de Blida, elles aussi cachées. Je ne pouvais les voir, je ne pouvais en respirer le parfum mais je me souvenais qu'une d'entre elles m'avait peut-être, un jour, aimé !
 Sur le ciel, la coupure des gorges de la Chiffa s'inscrivait alors avec une précision toute clinique. Autrefois, il y avait des singes dans ces montagnes. Dansaient-ils toujours d'arbre en arbre et de rocher en rocher ?
 Juste sous mes yeux, un pêcheur empile ses casiers. il asperge au jet les planches vertes de son échoppe.
 De grosses crevettes nagent paresseusement sur le corail d'une sauce délicieusement épicée. Un grand pâgre, pâmé sur un lit de fenouil, découvre peu à peu son arête centrale et, si ce n'est pas une illusion d'optique, je crois bien que le niveau de la bouteille baisse dangereusement.
 Il n'y a pas deux heures que nous avons atterri. Dans la quiétude de ce chaud midi, encore mal remis de ce brusque dépaysement, j'entends le tintement des couverts contre la faïence, assourdi comme s'il venait d'un autre monde. La grosse voix d'Ahmed qui raconte des blagues résonne étrangement ; Zine sourit ; Abdel, à son habitude, écoute et se tait.
 Il m'a fallu peu de choses pour me trouver à nouveau complètement ensorcelé, prisonnier des charmes d'hier et de toujours, ressuscités par les images d'aujourd'hui.
 Qu'il fait bon, Seigneur, ici ! Si tu voulais, j'y dresserais nos tentes.  Hubert JOLY 1983  

Croissant mouillé

 Les croissants du café Novelty ne sont plus ce qu'ils furent : noircis et spongieux, ils ont perdu leur dorure avec leur moelleux. Après six jours de pluie, l'esprit noyé n'y est plus si le coeur y est toujours. Le filtre est engorgé qui devait séparer l'essentiel de l'accessoire et le subjectif de l'objectif.
 Dans ce pays qui change, avance ici très vite, et là recule, il est peut-être plus difficile à un Français de juger sereinement des choses : nous sommes encore trop mal décolonisés.
 Notre sentiment tend à nier ce qu'observent nous yeux et nous nous bâtissons des rationalités artificielles pour ne pas comprendre ce que notre instinct ne veut pas admettre. Peut-être notre désarroi s'accroit-il de ce que tout Algérien possède en lui deux hommes dont l'un, l'institutionnel, rejette avec autant de force une certaine idée de ce qui est français que l'autre, le privé, conserve de liens et d'attachements avec la France.
 Ajoutons à cela la tentation si forte chez certains de dire d'abord non pour pouvoir exprimer un oui et l'on comprendra que les fils de Descartes aient quelque peine à s'y retrouver. Faut-il souhaiter que les relations gagnent en clarté ce qu'elles trancheront dans les liens ambigus qui unissent les deux communautés ? On ne saurait se résoudre aisément à ce qui reste aussi douloureux que l'arrachement du sparadrap sur une blessure mal cicatrisée.
 Mais après ce sang, ces larmes, ces cendres, malgré tout présents dans les conversations entre amis, que pouvons-nous faire pour assainir les relations de frères ennemis qu'entretiennent les deux Etats et devons cesser d'être frères pour cesser d'être ennemis ?
 Lorsqu'on a côtoyé, quinze jours durant un peuple avide de connaissance et d'ouverture, débordant de juvénile sympathie, passé en familles les soirées de l'hospitalité, vu dans les flaques d'eau de la nuit pluvieuse se refléter au travers des palmes les lumières orangées marquant le pourtour de la baie, il est dur de prendre ses distances avec l'Algérie, de la voir s'éloigner du haut de Sirius ou de l'avion, de ne ramener qu'un peu de boue aux pieds.  1986  

Figuiers

 Le trottoir pavé de petits carreaux de la gare centrale de Rabat est semblable aux terrasses ombreuses qui bordent l'oued Fodda de l'Ouarsenis algérien...
 Il l'est...par l'odeur âcre d'un figuier poussé dans la fissure d'un mur de soutènement. Il a suffi que je passe le long de l'arbre au grand soleil de l'après-midi pour que sa senteur puissante fasse, en un éclair, ressurgir à ma mémoire cette image, à l'exclusion de toutes les autres.
 De la madeleine de Proust à la grive de Combourg, on ne dira jamais assez la force du lien qui peut unir l'odeur d'un arbre au souvenir des sens. Vingt-neuf ans séparaient ces deux impressions olfactives. Beaucoup d'autres, semblables en apparence, les avaient précédées ou s'étaient intercalées. Chien de Pavlov de l'histoire, c'est pourtant de ce figuier somptueux, entremêlé de vignes et bourdonnant d'insectes au-dessus de l'eau, que j'ai gardé le souvenir, pas de celui de l'évangile dont les bourgeons annoncent le printemps ou de celui sur lequel monta Zachée pour voir passer Jésus. Mon enfance, lorsque je connus ces deux-là, ignorait l'odeur prégnante de leurs feuilles et, je crois bien aussi, le gout de leurs fruits.

 Pourquoi ce grand figuier de l'oued Fodda est-il resté tapi si longtemps au fond de ma mémoire pour en jaillir seul ce soir, éclipsant le souvenir de tous les autres.
 C'était un chaud jour d'été. J'avais résolu d'explorer l'angle Nord du carré de ma circonscription, vidé de ses habitants par la guerre, en vue de reconnaitre le tracé possible d'une piste à ouvrir pour ranimer la vie dans la vallée lorsque la paix serait revenue.

 Képi bleu en tête, canne d'olivier en main pour mieux dessiner sur la terre et pointer les repères du paysage, pour l'utiliser comme marque de commandement et parce qu'elle était l'incomparable et précieux cadeau de mes administrés, investie dès lors de tous les symboles de l'autorité et de la paix, bâton de Moïse frappant le rocher pour en faire jaillir l'eau, jeté à terre pour se transformer en serpent, planté pour reverdir comme la verge d'Aaron, j'étais parti dès l'aube, entouré de mon maghzen en essaim, progressant hors des chemins pour des raisons de sécurité sur des axes que me donnait la boussole. J'investissais le paysage, je découvrais et possédais ces terres inconnues de ma circonscription mieux que je ne l'aurais fait d'une piste ou d'un chemin.

 Dan le bouleversement des croupes et des ravines qui coupaient notre ligne de marche, nous avions descendu et remonté je ne sais combien de pentes. J'éprouvais la joie d'imposer ma volonté droite à ce relief tourmenté et je tenais à honneur de soutenir le train de mes grands diables de moghaznis.
 Je n'étais pas très loin de fléchir lorsque nous avons fait halte sur un éperon dominant l'oued, pour déjeuner d'oignons, de tomates et, je me souviens, de sardines, dont la présence me parut incongrue par cette chaleur et dans ces montagnes, mais que mes goumiers dévorèrent avec la simplicité du Baptiste croquant ses sauterelles.
 A nos pieds, l'oued miroitait, invraisemblable dans le flamboiement de l'été. Épuisés et transpirants, nous éprouvions son attirance avec la force d'un envoutement. Les éclats argentés des petits barbeaux dans le courant transparent me donnaient le vertige.

 La verte vallée, abandonnée par l'humanité, avait conservé sa séguia qui courait au long des pentes, la richesse de sa coltura promiscua, ses voluptueuses treilles, la pureté de sa rivière. Cette invasion subite d'un paradis de paix dans notre vie de guerre détendait d'un seul coup les ressorts qui s'étaient à notre insu, tétanisés en nous au fil des jours.
 Obéissant à une impulsion irrésistible, comme des gamins, les moghaznis se précipitèrent dans l'oued, s'affalant dans l'eau claire, sans souci des brodequins, des treillis, ni des armes, dans un jaillissement fou d'éclaboussures.

 Brutale rupture dans la tension quotidienne, miracle d'un retour à une nature innocente au sortir des villages entourés de barbelés, sans doute le grand figuier exprimait-il tout cela sans qu'alors je le sache. D'ailleurs, si je l'ai vu, je ne crois pas l'avoir vraiment regardé. Jusqu'à ce jour, je ne me doutais pas de l'avoir enregistré sous la substance de son odeur. Il m'a fallu près de trente ans pour l'apprendre, pour que le djinn s'échappe du flacon descellé par mégarde...

 Qu'en reste-t-il ? Dans la quiétude de ce soir ensoleillé d'une capitale marocaine, je ne peux empêcher que se mêle à la senteur du feuillage un souffle de nostalgie.
 Tant d'années effacées, tant d'irrémédiable accompli, tant de "jamais plus" sur la piste parcourue entre ces deux arbres...Tant à entreprendre, si peu de temps pour en faire si peu... et j'ai tant piétiné. Et pour quel bénéfice ? Pour une image - non pas jaunie car elle est encore toute colorée - dont, seul de nous tous, peut-être, je me souviens, pour un parfum, pour une essence que le vent du soir emporte, me laissant le regret d'un avenir qui fut trop court, de futurs que j'avais rêvés et qui n'ont pas été.  Hubert JOLY 1987

Mon coq

La littérature, c'est un peu l'art d'accommoder les restes...

Aujourd'hui, 18 mars 2012, il a précisément cinquante ans de la signature des accords d'Evian. Je n'avais pas encore vingt-six ans et mon tempérament naissant, mais que j'ignorais encore, donnait une nouvelle chaleur à un cœur naturellement plein de vie...

Oh pardon, voici que je déraille et que je me prends pour Jean-Jacques.

Or, il y a quelques toujours, tandis que j'étais à Pernes-les-Fontaines juché sur un escabeau pour peindre une tonnelle, par dessus-le mur, j'entendis soudain chanter un coq. Brutalement, le voile du temple se déchira et, dans la belle lumière des matins d'Algérie, quelque part au-dessus du boulevard du Télemly, parmi le fouillis des géraniums, des figuiers sauvages et des cannes de Provence, j'eus soudain la vision d'un ravineau tranquille où marchaient des volailles... En moins d'une seconde, j'avais franchi un demi-siècle et parcouru plus de mille kilomètres.

Pourquoi cette image fugitive, mais si saisissante, alors que, d'habitude, j'associe plus naturellement les cris du coq au village de la Meuse de mes parents ? Et pourtant ce vallon n'avait rien que de très banal mais, à mon insu, peut-être, j'avais enregistré un instant de grâce et de paix à cent lieux de la guerre qui faisait rage.

Durant les deux années que je passai dans l'Ouarsenis, j'eus cependant bien d'autres occasions de m'émouvoir et pour de bien plus sérieuses raisons.

J'avais hérité d'une circonscription de 400 kilomètres carrés de montagne et de dix mille habitants, pour la plupart déplacés, l'armée ayant brulé les mechtas et mangé les moutons. Je régnais sur un parc peuplé d'enfants aux pieds nus, de pins et d'asphodèles. Dans la lente décomposition de notre présence sur cette glèbe, j'étais seul maitre à bord car les officiers, en désaccord avec de Gaulle, ou bien ne disaient rien, ou bien n'exhalaient leurs rancœurs qu'en présence des intimes et je n'étais pas accablé d'instructions... Dans ces circonstances, j'allais sous le ciel, nu, et je crois pouvoir dire que j'étais heureux comme un diamant qui vient d'être taillé.

J'avais pour seuls trésors l'amitié de mon secrétaire de mairie et de mon maire, mon képi bleu ciel et une canne d'olivier que m'avaient offerte mes administrés. Je me plaisais à imaginer que c'était celle du jeune Lyautey qui avait, près de cent ans avant moi, crapahuté parmi les cèdres de Teniet El Haad, chers aussi à Guy de Maupassant. Pendant deux ans, et par dessus toutes les difficultés quotidiennes, toutes les ambiguïtés d'une guerre qui ne disait pas son nom, j'ai planté, bâti, jugé, fait manger et même instruit avec toute l'innocence d'un cœur pur. Sans me poser plus de problèmes qu'il ne fallait et me grisant peut-être de l'action. Mon souci n'était pas les putschs mais plutôt les céréales, les tuiles, les eucalyptus... Avec en prime parfois, la masse immaculée de neige du grand pic de l'Ouarsenis, un minuscule jardin irrigué, un buisson de figuiers à l'odeur âcre et prégnante. Mais aussi des frustrations car si je plantais du blé, c'étaient des tulipes sauvages qui venaient, et les glaïeuls prenaient un malin plaisir à envahir mes lopins d'orge...Mais je savais que j'étais un privilégié entre mes miséreux arabes et mes camarades du contingent qui en bavaient plus souvent à leur tour et devaient se poser chaque jour la question de savoir s'ils garderaient propres leurs mains.

Je dois une reconnaissance éternelle à l'un de mes amis qui, pressentant ce que j'allais vivre, avait eu l'étonnante idée, juste avant mon départ, de m'offrir L'Esprit des lois. Armé de la sorte, je crois qu'il m'a été plus facile de marcher droit dans la tourmente. Mais j'ai eu aussi pour compagnon  paradoxal pendant les longues soirées d'hiver Saint-Simon dont la prose pétulante me transportait à mille lieues de mon ermitage montagnard.

Je ne possédais rien, j'étais libre et indépendant autant qu'on peut l'être, je croyais à la République. Toutes satisfactions supérieures à celle que peut procurer le maniement d'un crayon à bille...

Mais aujourd'hui, au-delà de ce coq qui fut ma grive à moi, que reste-t-il de ces beaux jours ?

Presque tous mes amis d'Alger sont morts. Les deux qui me restent, parmi lesquels Kader mon cuisinier, sont à demi-paralysés. Mes oliviers ont été abattus, les chèvres ont bouffé mes cerisiers.

La situation de l'Algérie est bien loin d'être réconfortante...

Et pourtant, l'Histoire a de ces clins d'œil bien troublants. Il a fallu que ce soit mon ami marocain Ahmed Lakhdar-Ghazal qui m'ouvre à nouveau les portes du monde arabe en 1972 et, depuis 1979, chaque jour, Abdelouahab m'apporte sa sagesse, sa modestie, sa patience, son efficacité et m'empêche de faire toutes les folies dont je serais capable. Notre bureau est un défilé de ses nombreux amis. Ainsi, je garde le contact avec l'émir Abd El Kader et tout ce que pays peut encore, en dépit de tout, recéler d'espoirs et d'espérance. Même si mon coq vous réveille à l'aube, vous ne lui tordrez pas le cou facilement.

Hubert JOLY 2012