Hubert Joly


Chroniques méditerranéennes

Hubert JOLY


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Méditerranée

 La civilisation s'arrête-t-elle là où s'arrêtent les embruns de la Méditerranée?

 En reprenant toutes ces impressions de voyage qui s'étalent sur une vingtaine d'années, je ne me sens, moi le lorrain, que méditerranéen.

 Sur les bords de cette mer, que ce soit sur les débris de la Grèce, sous les voûtes baroques, ou dans les montagnes de l'Afrique du Nord, j'ai le sentiment de participer davantage à l'humanité.

 Là, le tragique de la condition humaine se révèle plus crûment que sous l'apparat des oripeaux dont l'Europe le dissimule. Le contraste entre richesse et pauvreté, pouvoir et dépendance, est plus criant qu'au Nord, le sentiment de la jeunesse qu'elle est sans avenir, plus aigu.

 Nous voyons mieux les défauts des autres que nos insuffisances et nous avons beaucoup de mal à accepter qu'ils ne suivent pas notre modèle. Nous sommes prêts à leur laisser le pittoresque, le chèche et la cuisine épicée, mais nous avons peine à admettre qu'ils puissent avoir d'autres objectifs, d'autres valeurs.

 La tolérance exige un effort conscient et renouvelé que chaque impact d'étrangeté ou d'inattendu peut remettre en cause chaque matin.

 Car ces pays sont tout autant envoûtants que décourageants.

 On redira une fois de plus le charme de la civilisation arabo-musulmane sous les cieux subarides. Le mariage de l'exhubérance végétale et de la ruine islamique exerce un attrait inépuisable peut-être dû à un triple dépaysement, humain, végétal et architectural. Ce monde inégalitaire, violent, totalement injuste, a besoin d'être regardé à travers ces prismes pour être supportable. Encore ne le serait-il sans doute pas longtemps si nous n'avions pas la faculté de le quitter dès qu'il nous lasse. Au moins sert-il de repoussoir au nôtre, comme le nôtre lui rend un service identique.

 Hubert JOLY 1988


Orient

 Orient ! Orient ! Il suffit de murmurer ton nom pour que ton pouvoir magique nous transporte dans un monde plein de sortilèges. Ce n'est par hasard si tu as prêté ton nom à l'eau des perles. Certes, tu n'es pas plus transparent qu'elles, mais il émane de toi, comme de leur nacre, une lumière mystérieuse et voilée qui fait ton charme et dont nos yeux demeurent fascinés.

 Au pont que je me demande parfois s'il vaut mieux te voir pour te connaitre ou, plus simplement, te rêver.

 Faut-il t'imaginer en plein midi par les champs d'orge et de blé dont l'or pâlit sous les bleus du ciel de Syrie? T'aimer à l'ombre des colonnes d'un théâtre grec aux grâces féminines, conquis par les arcs musculeux des guerriers fatimides? Te voir dans le rose tendre d'un modeste bouquet de roses trémières au pied d'une maison blanche? Ou t'évoquer dans le parfum d'un sorbet aux neiges de l'Hermon, fondant sur la cuirasse ensanglantée d'un malheureux croisé?

 Mais au travers de ces images, tu ne laisses pas de demeurer insaisissable, comme tu fus pour Alexandre, toujours un peu plus à l'orient de toi-même...

 Et s'il s'y est perdu, comment pourrions-nous, occidentaux d'héritage ou de hasard, nous y retrouver dans les couches superposées de tes civilisations, dont émergent par instants les barbes de nos maitres, l'incantation des langues et les feux de tes dieux?

 Ne nous reste-t-il qu'à nous accroupir aux pieds d'un de tes sphynx ou de tes Baal pour puiser des forces nouvelles dans la contemplation et pour chercher le fil d'Ariane de ta vie quotidienne?

 Comment ne serions-nous pas déchirés par tes déchirements, nous qui procédons de toi, et voudrions, armés de notre seule bonne foi, apporter à ta terre et à tes peuples trop souvent tachés de sang, les paroles et les actes qui feront la paix?

 Hubert JOLY 1982


Damas


 Opulence de l'oasis aux cyprès, tapie aux pieds du Kassioun aride, chant de la Barada dans le vallon, rayonnement des soieries parmi les bourdonnements de la foule, prestige des fragments antiques, pas de Paul, chef du Baptiste, portiques et faïences, Damas échappe à la description.

 Jamais mélange plus étonnant, et dans l'Histoire plus détonant, que celui des peuples qui se sont croisés sur le chemin de Damas. Aux yeux de l'occidental non averti, est-il une ville qui soit plus différente de la représentation que l'on se fait de l'Orient, depuis les rives de la Seine ?

 Dans ce brassage de peuples, à peine peut-on reconnaitre les traits des gens de la montagne, au nez busqué et au visage étroit, mais on y chercherait en vain le caractère arabe tel qu'on croit le voir par exemple au Maghreb, ou même encore en Egypte.

 Ville de contrastes dans un pays de contrastes, où les abricotiers croulent de fruits aux marges du désert, où le soleil accablant laisse indifférentes et souveraines les neiges de l'Hermon, où les brebis ancestrales semblent garder les batteries de fusées SAM, où les orges et les blés dorés des campagnes romaines d'antan côtoient la pierre noire de Bosra, telles apparaissent aujourd'hui Damas et la Syrie.

 Indéchiffrable Orient. Pleins des images héritées de notre culture héllénique ou tirées de Racine, Montesquieu ou Barrès, nous en avons conçu une représentation chatoyante, poétique et raffinée qui échappe à la réalité mais à laquelle nous demeurons attachés comme à ses rêves un enfant.

 Aussi les images que nous recueillons de nos voyages viennent-elles se superposer dans notre âme à celles que nous avons conservées de nos souvenirs, comme une pellicule déjà impressionnée par la lumière du passé. De sorte qu'il nous est impossible d'avoir une vision nette et objective des fait car nous ne pouvons plus séparer la légende de la vie, la mémoire de la vision, ni l'histoire du présent.

 Il en résulte une sorte de vertige coloré, plein d'odeurs et d'épices, de soleil et de poussière, d'où monte par instant le flamboiement de rêves inassouvis, le désir de remonter aux sources du monde connu, la soif de connaitre cette humanité qui se dérobe à l'analyse.

 Mais peut-être est-il imprudent de vouloir à tout prix analyser, catégoriser, classer les hommes ? Ne vaut-il pas mieux se montrer moins ambitieux, vivre sans chercher à tout comprendre, accepter la lumière d'où qu'elle vienne et travailler avec ceux qui donnent leurs bras et partagent notre faim ?


 Hubert JOLY 1980


Grenade

 J'ai martelé les Ramblas de mes talons, mangé la poussière de Madrid, me suis assis aux arènes de Ronda. J'ai philosophé à Cordoue, pesté à Malaga, sur la Costa Brava, supervisé Séville, dévoré l'Aragon et la Castille. Eh bien, je vous le dis : pour Grenade, je donnerais l'Espagne, pour l'Alhambra, Grenade et le palais de Charles Quint pour le plus petit des patios du Generalife.

 Il avait bien raison de pleurer Bouabdil et sa mère n'était qu'une vieille mégère. Pourquoi n'a-t-il pa su négocier de garder ses fontaines et ses arcs, de conserver un regard sur les pentes de l'Albaïcin ?

 Il a fallu un très court temps de l'Histoire, un tout petit bout de colline pour réussir la plus belle incrustation de palais. Plaisant contraste entre le dépouillement du bassin des myrtes et les arabesques de la cour des lions, entre le charme intimiste des jardins et la vue paisible du haut des belvédères. On est loin de la pompe romaine et de l'aristocratie du pentélique et du corinthien. C'est une autre mesure qu'ont trouvée les émirs de Grenade : on commence par morceler l'espace en fragments minuscules, zellij, gouttelettes, fleurettes et mouqarnas, pour les recomposer inlassablement ; les stucs se font grottes suintantes et les jets d'eau colonnes ; les bassins sont miroirs et les murs un ciel bleu.

 Le charme de ces compositions vient de leur échelle toute humaine et du fait que jamais l'ensemble n'étouffe ni ne noie les détails. Dans un tout petit espace, l'oeil trouve toujours un dessin nouveau sur quoi reposer l'esprit et chaque motif conduit à un autre par une série de variations si légères qu'aucune rupture ne s'inscrit dans la composition. Un esprit attentif retiendrait peut-être un balancement, une hésitation entre octogone et dodécagone. Serait-là le signe de la fragilité de l'Alhambra ? Est-ce une difficulté à choisir un mode pour ancrer une civilisation ? Entre l'étoile à huit branches qui serait arabo-berbère et l'hexagone qu'on dirait plutôt romano-chrétien, y-a-t-il une fissure ou bien est-ce la grandeur des petits émirs d'avoir réussi à les conjuguer ?

 Il y eut un instant de grâce sur l'Alhambra. Sans doute le paradis n'était-il pas là quand on était dhimi dans les souqs ou les huertas, mais dans la sanglante histoire de la Méditerranée, il s'est trouvé un temps où les maçons se sont faits orfèvres et les architectes joailliers.

 De tout cela, il ne reste que le goutte à goutte des fontaines pour battre la mesure d'instants où des hommes avaient su inventer une incomparable qualité, donner légèreté aux masses, densité à ce qui est impalpable et passer au-delà des miroirs.

 Hubert JOLY 1988


La rue de Damas

 Une fois épuisée la surprise de la découverte à l'occasion d'un premier voyage et l'éblouissement d'un contact initial, le monde oriental ne se laisse pas aisément déchiffrer.

 Semblable à la pierre qui vient de tomber dans l'eau, le regard de l'étranger s'engloutit dans la ville et les choses comme dans les profondeurs; il en retire une impression de déjà vu qui nuit peut-être à la connaissance véritable de cet univers.

 Par bonheur, dans des cités que les vitrines, les automobiles et les mêmes produits tendent à uniformiser, subsistent les témoins d'un mode de vie ou de coutumes qui permettent d'identifier par instants les émergences d'une autre culture.

 Ce n'est pas chez les riches parfois suroccidentalisés, comme les peint à plaisir la télévision, qu'apparaissent ces traces, mais plutôt dans les rues ou sur les éventaires des magasins populaires : filets gorgés d'oranges suspendus en ligne au-dessus de nos têtes à l'étalage, rose agressif des troncs penchés de cornets à glace imbriqués, pyramides impressionnantes de pâtisseries au miel amoncelées, cela peut-il suffire pour ouvrir des pistes à l'esprit curieux de pénétrer le coeur de la Syrie d'aujourd'hui ? Elle-même située dans une région où le paradoxe veut que l'avenir apparaisse bien sombre à l'instant où la science a commencé d'éclairer son passé.

 Brun et gris lorsque ses souks sont clos, le vieux Damas dissimule son âme derrière ses enduits de terre. Ses demeures usées plus encore, semble-t-il par les regards indifférents des passants que par les siècles, ne parlent pas sans qu'on les sollicite... de l'intérieur.

 Alors la douceur d'une soirée se laisse gouter dans un accueil que sa simplicité emplit de noblesse et que les archétypes d'une fontaine, de l'ombrage d'un mandarinier, ou l'arôme d'un café noir, épais comme la nuit, élèvent au rang de symbole.

 Etrange jubilation d'entendre dans cette cour arabe un ancien combattant raconter ses campagnes en français. On ne peut s'empêcher de rire sous cape mais ce n'est pas un des moindres mérites de l'actuel gouvernement français que d'avoir réussi à rendre, tout Damas et toute la Syrie, gaullistes comme jamais !

 Dans les ruelles qui s'enchevêtrent à plaisir comme les communautés qui s'y côtoient, dans leurs confessions et leurs appartenances si extraordinairement variées, l'Orient se rappelle soudain à la mémoire par la vertu d'un simple marchand de tapis ! Comme appelées par la voix aux accents roulé et séducteurs, l'histoire et l'Asie tout entières se couchent à mes pieds, déroulant leurs géométries subtiles et leurs couleurs.

 Les chameaux de Bactriane viennent baraquer à son appel. Le feu de campements nomades, disparus peut-être depuis plus d'un siècle, se rallume un instant ; les caravanes ondulantes rechargent leurs bêtes au lever du jour. Il y a dans ces vieilles laines et ces soies qui scintillent encore, une poussière qu'Alexandre , les cavaliers arabes et les hordes mongoles n'ont jamais laissé retomber. Du fond des steppes incompréhensibles, d'Ecbatane à Ismir, monte une lumière qui aspire toujours obscurément à inonder la terre et n'a pas fini de charmer les rêveurs du couchant.

 Hubert JOLY 1981


L'ascenseur renvoyé

 Il y a quelques jours, après un déjeuner en compagnie de deux amis algériens, nous nous retrouvâmes devant l'un des ascenseurs de la station de métro Opéra. En pénétrant dans la cabine, notre attention fut attirée par une inscription griffonnée d'une main rageuse sur la paroi de la cabine : Dehors les Français. Le caractère incongru de ces graffitis, à cet endroit, l'involontaire et féroce humour qui s'en dégageait aux yeux de lecteurs plus habitués à voir écrit sur les murs Dehors, les Arabes, déchainèrent chez mes amis une irrépressible crise de fou rire qui les secouait : je crus à plusieurs reprises qu'ils ne parviendraient pas à se tenir debout. Chaque fois que nous échangions un regard, leur rire renaissait sans pouvoir s'apaiser. Gagné par la contagion, je riais moi-même, sentant que leur fausse gaité venait aussi de ce que je comprenais ce qu'elle signifiait pour eux.

 Et cette brutale libération me déchirait le cœur car je percevais qu'elle était le résultat de l'accumulation de mille petits désespoirs secrets, d'avanies quotidiennes et minuscules, de craintes ou d'angoisses non avouées, enregistrés sans doute par eux, à leur insu, au fil des jours. Ils savaient maintenant qu'il y avait en France au moins un endroit où ils seraient chez eux : c'est-à-dire dans un ascenseur obscur, au fond d'un trou noir, mais où l'on pourrait encore continuer à se jouer d'eux, comme on le fait en politique, en les faisant alternativement descendre ou monter selon le bon plaisir des Français ou de leurs représentants.

 Ce rire que j'entendais résonner au long des couloirs me remplissait aussi de chagrin et de pitié, non pour eux, mais pour nous, qui ne savions pas leur donner ce qu'ils attendaient de nous, Français, leurs frères.

 Il fait mal à la grandeur de la France, le rire des immigrés, le soir, dans le métro !

 Hubert JOLY 1980


Sur la route de Jéricho


 Sur la route de Jérusalem à Jéricho, que de peuples et de civilisations se sont succédé, descendant vers la mer Morte et l'anéantissement des siècles.

 Dans ce décor funèbre, rien ne bouge. L'air surchauffé qui s'élève en filets tremblants ne parvient pas à animer ce paysage minéral où les tons de la brique s'opposent crument à l'inaltérable et profond bleu du ciel. Abimés sous la poussière, quelques épineux misérables attendent en vain la chèvre qui les délivrera de l'écrasant soleil. Les rapaces eux-mêmes évitent la vallée et planent au-dessus des crêtes déchiquetées.

 Et pourtant ce chemin a vu passer les troupes de maints conquérants. Les cris des pillards ont glacé le voyageur. Des prêtres, des lévites et même des Samaritains ont emprunté la route qui s'enfonce au-dessous du niveau de la mer. mais aucun n'a laissé son empreinte dans la poudre et le khamsin a tout effacé de sa brulante haleine.

 Pourtant, au débouché d'un ravin plus profond que les autres, et plus escarpé, il faut savoir deviner le lit d'un torrent asséché qui pousse ses débris rocheux jusqu'au milieu de la vallée. C'est à peine si l'on sent que ce qui subsiste d'air est moins étouffant, moins immobile.

 Le voyageur que ne rebuterait pas la pierraille ou dont la monture aurait des sens plus propres que les nôtres à percevoir les changements de la nature, pourrait s'engager sur l'étroit sentier qui longe la falaise noire toujours à l'ombre. Au bout de quelques lieues, le ravin s'élargit pour laisser place aux bras convulsifs d'un oued asséché. La taille des blocs épars parmi les sables et les graviers, la violence de l'affouillement à leur base, permettent d'imaginer la puissance du flot qui se déchaine avec l'orage. Mais un tel cataclysme ne se produit guère qu'une fois tous les vingt ans. Plus haut, paraissent quelques maigres graminées. Des cailles, dissimulées derrière les rochers, s'envolent soudainement.

 Au détour d'un méandre, on voit les premières flaques : le bourricot s'arrête et boit longuement ; le bédouin mouille son chèche et rafraichit son front. C'est ici que l'oued se perd dans les sables.

 On sent nettement le souffle d'un air frais et l'on croit entendre le bruit d'une rivière. Ragaillardis, l'homme et la bête repartent. Le premier tire sur la longe. Il arrive enfin à l'eau tant désirée.

 Elle coule sur un lit de sable clair et l'on ne sait pas si ses innombrables petits reflets sont ceux de la guerre que se font le courant, le ciel, l'ombre tremblante des grands peupliers ou si ce sont de petits cailloux blancs ou le ventre des goujons argentés qui font l'éclair en se retournant.

 Jadis, au milieu des éclaboussures, des enfants ont joué dans cette eau limpide qui faisait briller leur peau bronzée, mais maintenant, tout est devenu silencieux. Si l'on s'élève un peu au-dessus, on longe une seguia encore en bon état, aux bords revêtus de pierre appareillée. Elle court en épousant la forme des courbes de niveau, jusqu'à des terrasses dominant la rivière de quelques mètres. Sur une sorte de petit promontoire, les restes d'une maison rustique témoignent d'une vie qui s'écoulait là, peut-être paisible dans ce vallon perdu. Face à face, autour d'une petite cour, une habitation et une étable à deux compartiments se regardent de leurs portes béantes et leur sol battu porte l'empreinte de pieds et de sabots.

 Au centre de la cour, s'élève un grand figuier plein d'ombre. Une vigne languide en a progressivement fait le tour. Sa tige fibreuse s'est plaquée sur l'écorce qu'elle épouse et se hisse jusqu'aux branches maitresses de l'arbre qu'elle enlace de ses souples rameaux. Partout, elle mêle les reflets dorés de son feuillage finement dentelé au vert sombre des lobes arrondis. Elle accroche ses vrilles pâles au grenat violacé des figues. Des grappes lourdes luisent dans l'ombre et la peau translucide de leurs grains rosés craque sous la morsure des guêpes.

 Dans ces jardins abandonnés, la vigueur avec laquelle ces deux plantes se sont épanouies, s'appuyant l'une sur l'autre, surprend le voyageur. Elles ont peu à peu occupé tout l'espace et leur vitalité domine désormais les ruines qui les ont vu naitre. Le pèlerin qui passe s'arrête sous leur ombre et se rafraichit de leurs fruits. S'il est obtus, il se contente d'y faire un somme ; si son coeur est sensible, il admire l'entrelacement végétal, il y reconnait une image de l'amour.

 Hubert JOLY 1980


Volubilis

 Jamais plus on ne mangera de hot dog au ketchup au supermarché de Volubilis. Je veux parler des fèves au lard du bistrot de la porte du Sud, car ces Américains de l'Antiquité avec leurs chars, leurs super-organisations et leurs buildings à colonnes n'étaient pas, en matière culinaire, plus doués que leurs lointains successeurs.

 Jamais plus on ne verra les légionnaires, torse nu, se laver à la fontaine. Les lances et les boucliers disposés en faisceaux tenaient le centre de la place pendant que ces militaires astiquaient les plaques ou nettoyaient à grande eau le buffle de leur cuirasse. Dans le sabir multilingue des armées, un Numide velu injuriait un Gaulois qui venait de faire basculer son casque doré dans la fontaine. Par une horrible métamorphose, l'éclatant cimier paré de plumes d'autruche, en ressortait sous forme de serpillière grise ayant perdu la totalité de son volume.

 Tout ce que ramasse de pittoresque et d'inadapté la soldatesque internationale passait un jour ou l'autre au bord de la fontaine. Il fallait occuper les créneaux de l'empire. Les aventuriers de toutes les nations soumise ou couchées y trouvaient villas réquisitionnées, chars de service et domestiques. Ce n'est pas dans la lointaine Bithynie ou sur les bords de Meuse qu'on aurait pu s'offrir quatre esclaves. Mais l'attrait principal de l'occupation et le sujet majeur des conversations résidait dans la possibilité de se procurer à bas prix tous les vins de la Méditerranée : l'alcoolisme mondain des ambassades et des organes interalliés commençait sa carrière.

 Tandis que les légionnaires se cuitaient au gros rouge de Sicile, centurions et généraux s'imbibaient lentement des vins liquoreux de Grèce et d'Asie, embourgeonnant des trognes ravagées par le soleil d'Afrique.

 Dans ce microcosme au degré Baumé passablement élevé, la franche camaraderie vantée par les communiqués officiels, béant devant la générosité du grand allié romain et un méditerranéisme inconditionnel, dissimulaient tous les dégradés de la mesquinerie la plus féroce et du racisme le plus subtil.

 Les orvets des états-majors n'en avaient cure, ondoyant silencieusement au milieu des plans et des manœuvres vers leur objectif unique : un proconsulat d'Orient ou une affectation à Rome avec logement de fonction du côté d'Ostie.

 Les jeunes filles de Volubilis qui se seraient risquées à la fontaine au moment où les légionnaires occupaient les lieux, se seraient exposées à de gras propos et à des plaisanterie plus que bimillénaires.

 Elles attendaient que la trompette ait réuni la troupe pour se hasarder au dehors. Lorsque le dernier casque avait franchi la porte du Sud, on les voyait se hâter, suivies parfois d'un enfant, pieds nus, s'agrippant à la robe et menaçant le savant équilibre des cruches sur les têtes. On s'attardait volontiers à la fontaine pour échanger des informations de première importance sur des évènements insignifiants. La marmaille en profitait pour faire flotter quelque objet, s'asperger ou, plus simplement, basculer dans l'eau au moment le moins attendu.

 La matinée s'avançant, les fonctionnaires et les magistrats se rendaient à la basilique, emmaillotés dans une toge immaculée qui ne les empêchait pas de transpirer au grand soleil du parvis. Ils jetaient un coup d'Ïil d'envie à la fontaine. Ils auraient bien voulu plonger leurs bras nus dans l'eau fraiche, mais au grand dam de leurs papyrus et de leur dignité. Alors, ils passaient rapidement.

 Vers midi, le soleil grignotant ce qui restait d'ombre forçait les dernières silhouettes vivantes à lui abandonner la place. Une lumière mate pétrifiait le paysage, paralysait le vent, éteignant le revers argenté des oliviers. La chaleur pesait sur les dalles brulantes dans un silence à peine troublé par l'éternel filet de la fontaine. De loin en loin, le crissement d'un criquet arrachait le bleu cendré de ses ailes au mimétisme de la pierre.

 Sur le soir, l'espace s'animait à nouveau. Tout ce qui batifole et folâtre, femmes, esclaves, troupeaux, jeunes gens, semblait mystérieusement attiré par la fontaine. Les ombres elles-mêmes s'allongeaient dans sa direction.

 Plus tard, on voyait de graves personnages marcher de long en large sur la place et s'asseoir sur les degrés de la basilique. La nuit tombée, les silhouettes se retiraient dans l'obscurité. La place retrouvait le silence. Dans la lumière crue du clair de lune, arêtes et cannelures se détachaient avec précision, s'opposant à l'ombre mouvante des lauriers qui venait battre les dalles...

 Aujourd'hui, la fontaine est tarie. Son bruissement est oublié. Seul le sillon laissé sur la margelle par le frottement des jarres témoigne de la vie antique. La tracé des rues ne conduit nulle part et, des deux côtés, l'arc de la porte du Sud ne s'ouvre plus que sur le ciel. Seuls représentants de la vie, les mauvaises herbes n'ont encore pu se décider à la franchir et demeurent au-delà de l'enceinte écroulée.

 Pourtant, au fil des ans, le petit oued a creusé un ravineau parmi les ruines. Des oliviers se sont accrochés sur ses flancs et projettent une ombre légère sur les tombes. Des colombes y ont fait leur nid.

 Si par un soir d'automne, vous suivez le petit sentier qui descend jusqu'au ruisseau et remonte vers le pressoir, venez, je vous en prie, vous asseoir au bord de la fontaine. En fermant les yeux, vous retrouverez le chant de l'eau, le tintement des armes, le rire des légionnaires. Peut-être même sentirez-vous, venant de l'auberge, la pesante odeur des courges frites. Ouvrez-les à nouveau. Tout est redevenu silence, ou presque.

 De deux millénaires engloutis, votre oreille ne percevra que l'irritant grincement d'une sauterelle sans mémoire. Pourtant, dans le lointain, au travers des ruines, sur la plaine déclive, s'élève à peine un petit nuage de brume et de poussière. C'est celui du laboureur et de sa persévérante bête qui, depuis deux mille ans, tracent leur incertain sillon.

 Hubert JOLY 1981


Le Baptistère

 De La Roque à Venasque, à travers les chemins, dans la lumière du matin, je marchais vers le baptistère. Face à moi, dans le soleil levant, j'apercevais le clocher de l'église romane dressée sur ses calcaires à l'extrémité de l'éperon.

 De ravin en ravin, je progressais vers elle. De temps à autre, je faisais lever des ramiers dans la garrigue. A mesure que j'avançais, s'élevait des ronciers un essaim voletant de papillons qui me faisait compagnie.

 Tantôt plongeant dans l'ombre, je m'engloutissais dans un verger de cerisiers ou dans l'épaisseur des fourrés, tantôt je ressurgissais au milieu des lambrusques dans la lumière des terrasses. Parfois, il m'arrivait de passer sous un figuier déjà surchauffé, dont l'odeur âcre me poursuivait dans la poussière du chemin.

 Devant moi, Venasque continuait de grandir à l'Orient. Dans le calme du matin, je pouvais distinguer chacune des fenêtres de ses maisons étirées le long du rocher. Elles s'éveillaient lentement, encore tassées dans l'ombre. Je disparus une dernière fois. Du fond du vallon humide où j'étais descendu, je ne voyais plus le village mais le bruit d'une scie, en écho au chant des oiseaux, me le faisait sentir tout proche. C'est là que je fus surpris par les cloches de l'Angelus. Tandis que je m'élevais une dernière fois vers la lumière sur le sentier qui contourne l'éperon, je ne pouvais m'empêcher de penser à cette force mystérieuse qui pousse l'humanité vers le renouveau.

 Dans un monde sanglant, tant de fois déchiré par les guerres, je me demandais, au-delà de cet évêque obscur du VIe siècle, ce qui avait conduit tant de générations au baptistère. Serait-il un jour désert ? Ou bien d'autres hommes sauraient-ils retrouver son chemin ? Continueraient-ils à ressentir cette aspiration à la vie, à la lumière, au renouveau ? Je m'étonne toujours d'entendre accepter la mort comme une donnée dont il convient de s'accommoder puisqu'elle dépend aussi peu de nous que la naissance. Comme si pour ceux qui font ce raisonnement, il n'y avait ni gout, ni attrait dans la vie !

 Cette résignation me paraissait bien troublante. De même que je ressentais le besoin de gravir le sentier pour accéder à la lumière, je voyais que tous les siècles de l'humanité s'étaient tendus dans un combat farouche contre la mort vers une forme d'éternité. Des pyramides au baptistère, la chaine était continue. Faudrait-il que notre maillon vînt à manquer ? Ou que tout autour de cette mer et de ces terres ravinées par les pas des apôtres et des prophètes, une génération, la nôtre ou la prochaine, sache conserver l'espérance, se battre pour la vie, marcher vers le baptistère ?


 Hubert JOLY 1981


Octave

 Oui, j'ai couru dans Rome. Comme un fou que j'étais et que je suis encore ! J'ai battu le record olympique des églises baroques et me suis emparé des bottes de l'ogre pour dévorer Saint-Pierre. De Santa-Maria del popolo à Saint-Louis des Français, j'ai fait la chasse aux Caravage et du pont Saint-Ange à la villa Borghèse, j'ai reluqué tous les Bernin.

 Mais je me suis offert aussi des plaisirs plus canaille. Comment ne pas trouver au café de la piazza Navone un gout plus épicé quand on le déguste en spectateur du cirque maxime ? Beaucoup de petits recoins laissent encore entrevoir des gravures de Callot qui m'ont plus touché que les fresques de la Sixtine et je préfère de beaucoup le Campo vaccino du Lorrain aux débris poussiéreux du Forum.

 Toujours tout seul aux heures chaudes de l'après-midi quand nul ne se hasarde au dehors, j'ai trouvé ce que je cherchais le moins et qui m'a le plus surpris car je l'ignorais totalement : je marchais le long du Tibre, à l'ombre des grands platanes, lorsque je suis tombé sur un grand tertre herbu, une sorte de gigantesque cocotte-minute, entourée d'un carré de grilles. Qu'était-ce que cette chose qui paraissait abandonnée ? Il a fallu que je tombe sur une plaque pour découvrir que c'était le mausolée d'Auguste.

 Il y a beau temps, je pense, que la tombe est vide et que les cendres d'Octave sont dans le gazon, mais ce gros tas de terre a duré déjà plus de 2 000 ans. Entre les pyramides et Rome, la course est engagée : où donc les promoteurs seront-ils les plus rapides pour éliminer les traces encombrantes de ces bâtisseurs d'empires ?


 Hubert JOLY 1985

DRÔLE DE MÉDIATION

Les « experts » de l'Union africaine ont souhaité marquer la volonté du continent noir de prendre sa place dans le concert des nations en proposant leur médiation dans le conflit qui oppose Kadhafi aux insurgés libyens. Mal leur en a pris !.

La délégation africaine n'a certes pas eu de peine à se faire dérouler un tapis rouge à Tripoli. Il faut dire que les propositions qu'elle apportait et qui prétendaient faire balance égale entre le dictateur libyen et les révoltés de Benghazi ne pouvaient que plaire au « Guide » qui l'a immédiatement acceptée avec enthousiasme.

Ce faisant, les Africains prenaient le risque de faire passer pour un « gentil » celui dont les massacres sont perpétrés quotidiennement au vu et au su du monde entier, alors que les insurgés de Benghazi se voyaient assigner le rôle du « méchant » en refusant toute négociation tant que Kadhafi et sa famille n'auraient pas été chassés... Les dirigeants africains pouvaient-ils imaginer qu'il en serait autrement après le spectacle des horreurs commises chaque jour par Kadhafi contre son propre peuple ? Ont-ils été aveuglés par la vanité de jouer un rôle ? Il est regrettable qu'ils aient fait un pas de clerc.

Sur la forme d'abord, la procédure qui a consisté à mettre sur le tapis les propositions faites à Kadhafi, pratiquement comme si elles n'étaient pas négociables, apparaît de mauvaise politique. En cas de médiation, on sait que les suggestions de compromis doivent être tenues secrètes tant que tous les partenaires n'ont pas été consultés et qu'un accord en bonne et due forme n'a pas été conclu. En agissant à la légère et malgré leurs bonnes intentions, les Africains ne pouvaient que voir rejeter avec éclat leur tentative, ce qui a été le cas.

Sur le fond, il est très choquant qu'un assassin ait été traité sur un pied d'égalité avec ses victimes. Les négociateurs avaient pourtant l'exemple tout récent de leur médiation ratée avec Gbagbo... Qu'ils ne se soient pas rendu compte de la différence de position morale et politique des adversaires de part et d'autre est vraiment très incompréhensible. On peut se demander si un tel aveuglement n'aurait pas sa source dans le fait qu'une partie des médiateurs, originaires de pays dont plusieurs sont de franches et criminelles dictatures, n'ont pas pensé offrir une porte de sortie à Kadhafi, pour le cas où leurs propres dirigeants, accusés des mêmes crimes, seraient bien heureux de bénéficier un jour de semblables médiations...

Quoi qu'il en soit, l'Afrique a beaucoup perdu dans cette malheureuse démarche ! Elle aurait mieux fait de se l'épargner.

 

Hubert JOLY, juin 2011

FOLIES !!!

L’absurde et criminelle répression à laquelle se livrent les autorités syriennes ne peut que conduire à s’interroger sur cet acharnement. A quoi peut donc rimer une conduite qui suscite à la clique de Bachar Al Assad dix ennemis supplémentaires pour la mort de chaque nouvelle victime ? Comme pour Hitler naguère, la machine à tuer est devenue folle : elle n’a pour logique que son total dérèglement.

Le régime syrien est en effet condamné à tomber depuis qu’il s’est livré à des répressions massives et la seule question qui se pose est celle du « plus tôt » ou du « plus tard ». Il en est de reste de même chez Kadhafi. Les violences actuelles se termineront par des règlements de compte d’autant plus brutaux que les exactions auront été plus graves et plus nombreuses.

Qui y gagnera ? Personne assurément. La Chine, la Russie, l’Iran pas même, car les peuples libérés se souviendront de leur comportement  cruel et de leur refus de pousser les dictateurs vers la sortie. Et l’effet domino pourrait bien cette fois jouer, non plus comme autrefois, au profit des anciennes puissances communistes qui devaient dévorer le monde tranche de salami par tranche de salami… L’exemple du printemps arabe sera forcément contagieux pour les peuples opprimés. Croit-on que les Tchétchènes, les Ouïghours, les Tibétains n’auront pas envie de se libérer ? Ils ébranleront les colosses aux pieds d’argile

qui n’auront pas su se réformer.

Face à la violence des conflits, la petite Tunisie reste pour l’instant un modèle de modération. Certes, elle n’a pas été épargnée par les dommages collatéraux de sa révolution, notamment dans le domaine économique et les problèmes sont loin d’être tous réglés. Mais au moins tente-t-elle de s’acheminer vers une transition pacifique par la vertu des prochaines élections du 23 octobre.

On aurait évidemment tort d’attendre du scrutin futur la solution de toutes les difficultés. Beaucoup dépendra de la capacité des Tunisiens à s’unir et à rester unis et à offrir une alternative crédible à l’ancien régime. L’expérience montre qu’après des années d’oppression, les jeunes démocraties (et les vieilles ne font pas toujours mieux) ont beaucoup de peine à trouver un équilibre et à restaurer les structures d’un Etat qui a été confisqué par les privilégiés du système.

Pourtant, il n’y a pas trente-six chemins possibles. L’apaisement politique et la paix sociale sont les conditions du renouveau, même si toutes les injustices du passé ne sont pas sanctionnées, comme ce sera inévitable.

On peut  et on veut espérer que la modération traditionnelle de la société tunisienne pourra conduire le pays loin des déchirements qui ensanglantent ses voisins du monde arabe et que le bénéfice de la paix retrouvée dépassera de beaucoup les dégâts causés par la destruction de l’ordre (ou plutôt du désordre) ancien…

 

Hubert JOLY, 16 août 2011

Crèmes glacées pour chiens

Tous les affamés de Somalie, d’Haïti, du Soudan ou d’ailleurs peuvent enfin se réjouir d’une bonne nouvelle qui vient juste de nous parvenir et qu’il faut apprécier à sa juste valeur : la société Nestlé vient de mettre au point des crèmes glacées pour chiens allergiques au lait.

Comment ceux qui crèvent de faim aux quatre coins de la planète pourront-ils ne pas penser que les sociétés capitalistes, sont devenus fous ? Tout cela pour gagner du fric à tout prix…

Pour être moins sanglants que les folies syriennes, les comportements des grandes sociétés américaines ou européennes n’en sont pas moins révoltants au dernier degré. Les associations humanitaires qui éprouvent les pires difficultés pour acheminer un malheureux sac de riz au Darfour ou en Ethiopie peuvent légitimement se scandaliser de telles annonces. On mesure à cette histoire ce qu’ont de choquant, de dérisoire et d’hypocrite les publicités et les communications qui annoncent à grands sons de trompe des mécénats pour un concert ou une action symbolique dont se vantent les grandes sociétés qui gagnent de l’argent à refroidir des toutous graisseux pendant qu’un quart de l’humanité souffre de malnutrition… 

Ah ! Qu’il a donc raison, Stéphane Hessel, de crier : « Indignez-vous ». C’est vraiment le cas ou jamais de s’indigner et de rejeter les produits commercialisés par ces sociétés.

Faute d’être capables de faire preuve de solidarité avec ceux qui meurent de faim, de misère ou d’oppression dans le monde, ayons un minimum de pudeur et de décence et cachons nos scandales au lieu de les afficher avec arrogance à la face du monde.

 

Hubert JOLY, 22 août 2011