Hubert Joly


Le français n’existe pas


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Deux bonnes nouvelles. Par les temps qui courent, c’est presque trop… Mais allons voir de plus près.

La première c’est que l’officine anglo-saxonne qui est située à proximité de mon bureau est en rupture de stock de ses abominables fromages anglais pour cause de Brexit. Cela éclaire un peu un début d’année morose du fait du peu d’animation dans Paris.

La seconde qui est encore plus réjouissante est la sortie du livre « Le français n’existe pas », dû à la plume alerte de nos deux collègues de la Fédération Wallonie-Bruxelles, Arnaud Hoedt et Jérôme Piron.

On connait depuis longtemps la contribution majeure des linguistes et grammairiens d’Outre-Quiévrain à l’étude et à la vitalité de la langue française et les noms de Grevisse, Hanse, Goosse ou Wilmet sont connus de tous, sans parler de l’incomparable Devos né belge. Je ne cite que les défunts pour ne pas dilater l’égo des vivants…

Cette fois encore, les deux auteurs apportent du nouveau en s’interrogeant sur le bien fondé de l’orthographe officielle et de ses règles mais aussi sur les raisons de la variabilité des faits de langue, tels que l'Académie française voudrait les bon-user et les bétonner.

Pour ceux que rebutent les développements linguistiques, je me contenterai de résumer ce livre ainsi :

Tel Bossuet pour Rocroi

Le bon ministre Blanquer

Avait dit le français à l’envers.

Mais deux joyeux compères

Venus de la plaine d’Anvers

Ont voulu le remettre à l’endroit.

En particulier, on pourra dire avec audace et assurance que leur livre est bon dans la mesure où ils rendent compte des travaux du Conseil international de la langue française à propos de nos propositions de réforme du participe passé. Mais si je vois qu’ils sont totalement en faveur de notre slogan : « Avec le verbe avoir, on n’accorde jamais le participe passé », je les trouve nettement plus timides sur la proposition symétrique « avec le verbe être, on accorde toujours ». Or c’est précisément sur le pataquès des pronominaux et des réfléchis que se posent le plus de problèmes et ce sur quoi j’avais à l’origine appelé au secours le regretté Marc Wilmet car je ne m’en sortais pas… La formule tranchée à laquelle nous sommes arrivés m’a en fait comblé. Et, en prime, la vanité de notre institution a pu s’en trouver renforcée… Nos deux auteurs affirment ainsi qu’ils sont les premiers à appliquer notre doctrine dans leur livre. Al hamdu lillah !

Parlons encore des anglicismes dont les auteurs paraissent s'accommoder un peu trop facilement. N'est-il pas un tantinet exaspérant d'entendre à longueur de journée dire tracing au lieu de traçage et cluster/clystère pour foyer ? D'ailleurs, à deux reprises, mon ordinateur, sans doute plus puriste que moi et mal intentionné, a écrit cracking au lieu de tracing qu'il a rejeté. Et dire que le CILF a été créé pour aider les Québécois à franciser leur terminologie…

Tout le monde sait que le français et l'anglais ont deux systèmes phonético-graphiques différents pour ne pas dire opposés. On complique donc la tâche des enseignants et des élèves en leur imposant de truffer les textes de termes anglais. Qu'on laisse donc l'anglais aux enseignants d'anglais.

Encore un mot.

A propos de la féminisation des noms de professions, Charles Muller a montré que, depuis 1694, l’Académie (Akadémie si l’on veut absolument respecter l’étymologie grecque) a féminisé au fil de ses éditions successives les nouveaux noms des professions, au fur et à mesure qu’elles étaient embrassées par des femmes. Il aura fallu la révolte du très puriste Druon pour tenter de bloquer l’évolution. Tristes linguistes disait Lévi-Strauss de ses collègues.  Maurice, va te faire cuire un Covid sur ton porte-avion !

Dans toutes les incohérences des faits de langue, une des plus choquantes est celle des orthographes. L’association EROFA a fait une expérience intéressante de suppression des consonnes doubles, des lettres grecques et de quelques lettres quiescentes dans son Dictionnaire de l’orthographe rationalisée du français (DORAF). Une simulation faite sur une trentaine de pages du Petit prince aboutit à une moyenne de 13 changements par pages. Si l’on prend un ouvrage scientifique comme le Dictionnaire de biologie de l’Académie nationale de médecine, ce sont 43 changements par page qu’il faudrait faire. A comparer avec les relevés de Charles Muller qui, pour les Rectifications orthographiques ne notait environ qu’un changement par page. Dans ces conditions, comment espérer à court terme une réforme de l’orthographe autre que très modeste, quand on voit que, 30 ans après, dans leur édition 2020, les éditeurs du Petit Robert, (oui, ceux là…) n’ont pas été fichus de supprimer les accents circonflexes sur i et u ?

Mais ce qui m'a le plus étonné est que même après ce traitement radical, l'orthographe du français demeure une jungle.

Les auteurs du Le français n’existe pas ont raison de s’inspirer en page 8 de leur ouvrage d’une remarque des vieilles dissertations corneillo-racinienne selon laquelle Il existerait deux français, celui qu'on parle et celui qu'il faudrait parler, la langue telle qu'elle est et la langue telle qu'elle devrait être.

Où serions-nous si nous devions encore parler la langue des crocheteurs du port au foin maintenant que le dit port au foin a disparu ? Et que comprendraient les élèves si on leur imposait la langue de Montaigne ?

Quand l’Académie met environ 80 ans pour faire la toilette de son Dictionnaire, il est fatal que le vocabulaire ait peine à suivre. Il en est ainsi pour tous les faits de langue qui, comme la société elle-même, sont toujours poussés vers de nouveaux rivages. On peut tenter de les rationaliser mais il y en aura toujours qui échapperont et feront les délices des chroniqueurs. Alors, si l’on veut rendre hommage aux deux mousquetaires susnommés qui, fort heureusement, n’ont pas été tués à Maestricht, on dira, racinien comme eux, que le jour n’est pas plus pur que le fond de leur cœur.

Et pour moi, qui pourtant suit plutôt franc ripuaire que salien, je conclurai avec ces mots issus tout droit de la monarchie capétienne : « Le français n’existe pas ! Vivent les français ! »

Hubert JOLY

4 février 2021