Hubert Joly
Au soir, nous sortîmes de notre hôtel. Le soleil était encore haut sur l'horizon. Dans les rues tracées selon un quadrillage rigoureux s'ordonnant à partir de la Présidence, des vagues d'air chaud nous assaillaient aux carrefours. A mesure que la soirée s'avançait, les rues, d'abord presque désertes, s'animaient peu à peu. Après avoir longé les façades ocres ou rosées de constructions anciennes d'inspiration italienne, subi la réverbération de la lumière sur les blocs aveuglants des bâtiments modernes et gagné l'ombre des rues voisines de la Présidence, nous arrivâmes au fleuve.
Un long quai planté de grands arbres le dominait. Quelques grands rapaces planaient un instant au-dessus de la rive puis, lassés par la chaleur, revenaient se percher sur les cimes. A nos pieds, immobile comme un lac et sans une ride, s'allongeait à perte de vue, vers l'ouest et vers l'est, le Nil bleu. Face à nous, une grande ile en forme de croissant découvrait une longue plage de sable brun dont la pointe, s'avançant vers l'amont, découpait l'eau calme du fleuve en deux bras.
Pendant que nous regardions un groupe d'enfants jouer au bord de l'eau, le soleil s'abaissait rapidement dans l'axe même du fleuve qu'il transforma en une longue coulée d'or mat, tandis que le sable pâlissait pour prendre la teinte et les nuances des tourterelles voletant au-dessus de nos têtes. Un petit groupe de hérons blancs aux pattes noires avait choisi la surface du fleuve pour terrain de ses évolutions. Comme dans une parade aérienne, la formation serrée d'une trentaine d'oiseaux faisait un passage impeccable en V au-dessus de nous puis, obliquant vers la gauche, remontait vers l'amont par les jardins, pour se représenter silencieusement dans le même ordre quelques minutes plus tard.
Le soleil finissant de décliner avait disparu à l'aplomb d'un grand parallélépipède de béton. Il n'y avait plus devant nous qu'un long ruban d'un gris laiteux. Un pélican lourdement chargé, volant au ras des flots, remontait le cours du fleuve.
Du groupe qui jouait à nos pieds, se détachèrent deux jeunes gens. Nageant tout en bavardant, ils traversèrent l'eau calme, entourés de cercles dont les reflets brillants venaient mourir sur la rive. Abordant à la plage, ils ramassèrent leurs vêtements qu'ils avaient portés sur la tête. Nous les vîmes s'éloigner lentement, leurs silhouettes souples et élancées se découpant sur le fond de sable. Aux gestes de leurs mains et à leur allure nonchalamment élégante, on devinait qu'ils parlaient et qu'ils plaisantaient mais on ne les entendait plus. Les quelques pirogues des pêcheurs avaient disparu. Dernières formes animées dans ce paysage immense, les ombres des deux amis se faisaient de plus en plus indistinctes, mais leur présence, qui se devinait encore, remplissait d'humanité ce tableau de grandeur et de paix.
A nous qui avions passé les heures chaudes du jour à entendre et à partager l'inquiétude de ceux qui nous parlaient en termes de faim, de misère et de développement impossible, à rechercher des interlocuteurs qui croiraient à notre sincérité et accepteraient de partager notre recherche d'une coopération entre deux mondes si éloignés l'un de l'autre, cette image qui s'estompait dans le silence apportait un étrange sentiment de réconfort et de sérénité.
Non seulement nous étions surs de ne pas nous être trompés sur le sens de notre voyage, mais nous avions l'impression profonde de participer à quelque chose de grand et de mystérieux dont nous pourrions peut-être hâter l'avènement.
Hubert JOLY 1979