Hubert Joly


Maroc : Chroniques méditerranéennes

Hubert JOLY


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 * Les chemins de Casablanca
 * Nuit d'hiver
 * Fès, la nuit
 * Grains d'orge sur échiquier
 * Grenades
 * Le jour et la nuit
 * Nuit sur la Koutoubia
 * Essaouira
 * Imlil en avril
 * Mogador
 * Essaouira l'hiver
 * Maisons de Marrakech
 * Sidi Kaouki
 * John de Mogador
 * Sittine


 Les chemins de Casablanca

 En ce temps-là, car l'exacte notion du temps avait fini par m'échapper, je marchais... La nuit commençait à tomber sur Casablanca, sur les discours verbeux du congrès qu'une puissante sonorisation faisait résonner dans les tympans d'un millier de délégués murés dans le confort d'une mini-société internationale qui se grise de mots, d'elle-même et de ses privilèges. Et, parmi les projecteurs et les calicots, tous ces congressistes ignoraient la venue du soir.
 Pourtant, à cent mètres du palais de la foire, la même nuit tombait sur un peuple qui, comme moi, marchait, estompé par la brume de l'océan tout proche. J'allais vers le centre de la ville par le boulevard Al Alaoui qui longe le mur de la Médina. Il y a quelque chose de prenant dans la démarche du solitaire qui remonte le courant de l'humanité, fût-il celui d'une paisible transhumance du soir, comme c'était le cas.
 A la lumière légèrement atténuée des ampoules se balançant au-devant des échoppes, je voyais surgir du demi-brouillard les visages d'inconnus de toujours qui s'illuminaient d'un brève clarté avant de replonger dans l'ombre pour jamais. Marchant au milieu d'eux qui m'affrrontaient, m'entouraient, me contournaient, je voyais briller leurs prunelles tournoyant autour des lampes de la rue. Et moi-même, saisi par ce spectacle, je me grisais de ces regards venus vers moi, me sentant à mon tour attiré par leur flamme comme une sorte de papillon des yeux de la nuit.
 Parfois un détail insolite brisait un instant le sortilège : un bouquet de menthe trônant au centre d'une corbeille de pyjamas, l'apprenti d'un pâtissier, vêtu de blanc comme le mitron qui le précédait, portant ses gâteaux avec la gravité d'un mage, un vieil aveugle appuyé sur l'épaule d'un Tobie-négrillon.
 J'avais perdu le sens de l'ouïe et de l'odorat, absorbé que j'étais par ce ballet de visages dont j'imaginais qu'ils m'interrogeaient tour à tour, violemment muets dans une éloquence que mon cÏur cherchait à comprendre. Peut-être me diraient-ils un jour :"J'étais analphabète et tu m'as parlé d'éducation bilingue ; j'avais faim quand tu vantais tes salades au banquet des intellectuels ; j'étais chômeur, m'as-tu ouvert les portes de l'avenir ?"
 Je me demandais sur ce chemin de Casablanca s'il faut admirer la grandeur de Dieu par les forces de vie qu'il jette sur ma route en mécène, donnant la mesure de sa prodigalité de créateur dans la seule, simple et chaleureuse humanité, ou s'il faut maudire le hasard d'avoir dispersé dans l'ombre de la nuit tant de lumières tremblantes que la brume dévore et dont il est écrit quelque part qu'elles sont mes soeurs et mes frères !
Hubert JOLY 1982

 Nuit d'hiver

 Une faible lueur sous le porche troue la nuit de l'épais rempart cernant la médina de Rabat. Il pleut. Enfoncé dans l'ombre d'une sorte de caverne percée sous la voute dans l'épaisseur du mur, un petit marchand de brochettes ranime par instants les braises de son gril. Les courtes flammes bleues transforment en un masque grimaçant de sorcier sa figure sommée d'un bonnet pointu de laine. Retiré dans l'obscurité, dissimulé dans les plis du long burnous marron qui le protège jusqu'aux pieds, le capuchon rabattu sur la tête, l'étranger solitaire veille et médite. De son repaire, il garde la frontière que se disputent, dans le froid, le présent et le passé, la mort et la vie.
 Les oscillations de l'unique ampoule lui renvoient, au travers des fumées qui montent du foyer, l'image d'une glace tachée de son, où se lit le sourire énigmatique et pâli d'un visage aux yeux étroits d'oriental.
 Pendant que s'exhalent les odeurs, dans le grésillement des viandes et les crachotements noyant la lancinante mélopée du poste radio, deux quartiers sanglants au croc du boucher se balancent dans l'air glacé, fouettés par les rafales de la pluie. Sur une table de formica rosâtre aux coins écornés, un grand plat de brochettes presque vide étale le vert de ses persils flétris. Un bouquet de menthe émerge d'un seau près des hélices abandonnées d'un ventilateur emmêlé dans son câble.
 Retenant son souffle, raidi dans une sombre immobilité, l'étranger scrute un par un les visages des miséreux de la nuit surgis aux lumières du feu. Marqués d'une secrète inquiétude, creusés de rides ou cernés de maigres barbes noires et grises, ils hésitent un instant devant le regard qui les fouille. Parfois, ils esquissent un sourire incertain qui s'ouvre et se prolonge si l'étranger, maitre de leur destinée d'un instant, sourit à son tour.
 Une goutte d'eau, tombée de la voute et recommencée sans cesse, compte impitoyablement le temps. L'éclat jaunâtre des plateaux de cuivre d'une balance Roberval, animés par le vent d'un inutile va-et-vient, pèse le néant. Les yeux de l'étranger se perdent dans l'amertume et dans le songe. Ainsi va le monde, sous les arcs outrepassés d'une nuit d'hiver en Méditerranée.
Hubert JOLY 1983

Fès, la nuit

 Dès l'approche du soir, la famille de Rachid, jeune médecin marocain, se rassemble autour de la table ronde dans l'attente impatiente de la rupture du jeûne.
 Déjà la harira fumante trône au centre et les assiettes de fruits secs et de pâtisseries au miel se disposent en cercle devant les bols.
 Les secondes sont précieuses et, Copernic aidant, le repas peut commencer cinq minutes plus tôt qu'à Rabat. Lorsqu'arrive l'instant espéré, les conversations animées font place au silence et chacun goute avec délices le potage parfumé. La première soif apaisée, la première faim domptée, le jus de betterave frais et sucré, le poulet aux légumes et aromates sont appréciés par les connaisseurs.
 Mais il est déjà temps de sortit pour rejoindre tous ceux qu'un même mouvement attire dans les rues de la ville. Non sans faire un crochet par la maison d'Houria dont le bébé, né cette semaine, dort abandonné sur les bras d'une grand-mère ravie. Nous partageons le sellou, gros gâteau de blé fait pour accueillir les amis venus féliciter l'accouchée.
 Tandis que les parents demeurent en famille, Anis, Rachid, un de leurs amis médecin, moi-même, franchissons Bab El Djouloud. Par Talaa sghrira, nous nous engloutissons dans la foule et les siècles. Parvenus à la moitié de la descente, nous pénétrons dans un café. Dans la salle haute, devant un verre de thé calé dans un support en forme de pyramide tronquée, une cinquantaine d'hommes assis en tailleur écoutent des melhouns, romances populaires fassies, interprétées par un chanteur qu'accompagnent le houd et le guenbri, instruments traditionnels de la musique andalouse. Les assistants frappent en cadence dans leurs mains et chantent en chÏur le refrain.
 Mais il faut déjà rentrer. Il faut laisser musique, zellijs et fontaines, quitter un passé qui s'était réveiullé à la faveur de la nuit.
 Quand Ramadan suspend ses lumières dans les ruelles et illumine les fondouks, son reflet fait briller tous les yeux. Il rajeunit les vieux, réunit les mains des amoureux et embellit les femmes. Réveillant des traditions qu'il fait sortir de l'ombre au son de musiques aigrelettes et trépidantes ou au chant des airs populaires, il unit le passé au présent. Si Allah s'applique à lui-même le précepte évangélique :" Quand vous serez rassemblés en mon nom, je serai parmi vous", alors je puis assurer que pendant cette nuit de Ramadan à Fès, il était avec nous...
 Hubert JOLY 1983
 Grains d'orge sur échiquier

 Un peu à l'écart d'Aït Ourir, sur une terrasse au pied des contreforts de l'Atlas velouté de vert et de brun durant ce mai pluvieux, une casbah de l'ancien pacha de Marrakech achève de se ruiner. L'eau qui s'est infiltrée au travers des terrasses a pourri les solives historiées. A l'étage, au travers des trouées du soleil dans les plafonds, frises et lambris peints d'entrelacs bleus, mauves et or, brillent d'un éclat qu'ils n'ont jamais connus dans l'ombre des chambres obscures. Sous la galerie, dans une arcade de lumière, deux femmes, armées de bâtons, frappent à coup redoublés des gerbes éparses.
 Rien de plus somptueux que cette jonchée fraiche des orges encore vertes et jaunes sur le damier rigoureux de marbre noir et blanc. Rien de plus de dérisoire que ces vieilles, sans sexe et sans âge, indifférentes aux splendeurs agonisantes qui les entourent. Le pied d'orties qui croît à la jointure des dalles du patio est mieux enraciné dans l'histoire que ces guenons aux dessus douteux.
 Aux misérables, futur et passé indiffèrent également. Il n'y a pour eux qu'un instant fragile qui s'anéantit. Hier ou demain n'ont pas de sens lorsque toutes les forces sont mobilisées pour faire face aux besoins du présent. Il ne reste plus rien à investir sur le temps...
 Dans le jardin de ce palais des vanités, abandonné depuis trente ans aux injures du temps et au mépris des hommes, une vie sauvage renait malgré tout. Elle a la grâce un peu fruste des herbes des champs, tellement éloignées des rigueurs architecturales qu'avaient fait régner les maitres de ces lieux silencieux.
 Si la mort des hommes se compare à celle de leurs bâtiments, je me demande avec curiosité quelle vie passe de l'autre côté du décor ? Les allées des châteaux du paradis sont-elles piquées des orties vivaces de nos regrets, ou riches des javelles encore gonflées de nos amours ?
 Hubert JOLY 1981

Grenades

 Le bossu de vingt ans qui vend des grenades à Bab El Fella, celui dont la gueule est tordue par la souffrance, comment voit-il le monde ? A quoi pense-t-il le soir, quand il rentre dans son bouge et retourne de son unique main valide le carton humide qui lui servira de couche ? Quelle place tient-il dans le monde de ceux qui passent droits et souriants devant sa balance ?
 Si j'étais à sa place, je ramperais jusqu'à chacune des miettes de charbon de bois abandonnées sur le marché. Je les amasserais comme un avare amasse son trésor. Puis, chaque nuit, à la lumière d'une lampe-tempête, je gratterais les fleurs du salpêtre, la seule plante qui fleurit sur les murs de ma cave.
 J'en ferais une énorme bombe et, moi, le bossu de vingt ans, je ferais péter la face de la terre.
 1984

 Le jour et la nuit

 Tout au bas de la colline, les pluies des derniers jours ont coupé la chaussée. Sur la pellicule de boue qui sert d'allée centrale au souk, Najib, Mohamed et moi, entreprenons une navigation incertaine parmi les étals colorés de carottes et de persil. Autour de nous, l'inquiétant amas de constructions qui s'ordonne péniblement tout au long de la montée semble glisser, lui aussi, sur la terre mouvante. Jeu de cubes dont les empilements et les surplombs semblent nés de la main débile d'un géant demeuré.
 Parfois, de l'enchevêtrement des fils électriques et du béton mal assuré, émerge, comme par miracle, l'orbe d'une coupole à l'ombre d'un figuier. Le long du mur d'un jardin devenu dépotoir, un vieux égorge une tourterelle. L'oiseau volète un instant souillé de terre et de sang. Sur une pente piétinée, agonisent quelques chicots d'oliviers. Dans la brume des fumées et les cris des enfants, l'oued noirci dissimule ses dernières convulsions sous les roseaux penchés.
 Vers le nord, les pentes du Zalagh s'élèvent, couvertes d'oliviers. Au-dessus des lacets de la route, les morts vêtus de pierre blanche sommeillent sous un vert gazon. Les forteresses mérinides s'effritent dans le soir.
 Les dernières lueurs d'un ciel, où s'effilochent les stratus, fondent en gris pastel les murailles immobiles. La cité du jour qui se bat pour la vie rejoint peu à peu dans la nuit sa compagne éternelle figée derrière le rempart. Un souffle d'air agite un instant les buissons. Un chien jappe. Pauvre miroir des splendeurs étoilées, réponse balbutiante de l'humanité à la grandeur de Dieu, le bidonville allume ses quinquets au pied de la falaise. Deux cigognes passent. Nous nous taisons. Fès, c'est aussi cela.
 1984

 Nuit sur la Koutoubia

 En cette fin novembre de l'an de grâce 1987, il pleuvote sur Bab Doukkala. La nuit tombée, face à moi, les phares des voitures et des mobilettes font luire le bitume légèrement boueux, assez pour être glissant, transformer en piège les peaux d'oranges, maculer le pantalon. C'est dire que l'humeur est à l'unisson. Où sont passés les soirs d'antan , où est la douceur de la nuit qui faisait exhaler la senteur du datura quand le minaret de la Koutoubia faiblement éclairé se projetait sur la verte transparence d'un ciel plus limpide que l'eau ?
 Ce soir, c'est plutôt M. de la Rochefoucauld qui me tient compagnie. Comment un homme aussi bien élevé ne sent-il pas que sa présence est parfois un peu pesante ? Ne devrait-il pas se retirer sur la pointe des pieds pour éviter de crotter ses talons rouges ? Je sais trop que l'intérêt mène le monde et je conçois que pour des affamés, l'intérêt descende, comme l'estomac, jusque dans les talons. Mais à partir du moment où l'interlocuteur ne se demande pas : "Que mangerai-je demain ," mais plus crument "Mangerai-je demain ?", la simplification de l'énoncé pèse d'un terrible poids sur les vélléités de dialogue.
 Je n'ai pas de réponse et si je m'inspire un peu du proverbe chinois qu'il vaut mieux apprendre à pêcher à un homme plutôt que de lui offrir un poisson, je crains fort que le pêcheur ne soit réduit à l'état d'arêtes lorsqu'il saura prendre le poisson.
 C'est la plaie du Tiers Monde que l'impossibilité où sont les démunis de relever la tête pour considérer le long terme , ou même le moyen... Le moindre projet est à la merci des accidents de la vie quotidienne et les ruraux qui ont envahi la médina se sont lassé d'attendre que les arbres portent des fruits. La plupart des jeunes sont conscients qu'il n'y a pas d'avenir pour les pauvres et que l'Eldorado commence à Gibraltar ou Perpignan. Il y a toujours le mythe du cousin qui a réussi à passer au travers des mailles du filet et dont on se fait fort d'imiter l'itinéraire tortueux. A moins que d'un coup de baguette magique, on puisse ouvrir un commerce et chacun se sent qualifié pour être marchand de tee-shirts ou de blue-jeans...
 Que faire une fois la poignée de dirhams épuisée ? Derrière l'enfant qui conduit l'aveugle, le femme ou le bébé enguenillé, il y en a dix, il y en a cent qui tendront la main.
 Dans ces conditions, la charité tend à se lasser avant même de s'épuiser. Il n'y a rien qui vaccine et qui endurcisse davantage contre le spectacle de la misère et du malheur que le sentiment de l'impuissance. Dans la nuit, le pittoresque et les couleurs trompeuses de l'orientalisme s'effacent devant un réalisme dépouillé des effets et des sortilèges de la lumière. C'est à cet instant là, quand les ors du couchant se sont évanouis dans les sables ou la mer que l'Orient attend de l'Occident mieux qu'un geste de compassion. 1987

Essaouira

 Premier matin du monde, comme chaque jour, sur la baie d'Essaouira. Petits rouleaux fatigués qui se brisent au loin sur le sable. Troupeau de goélands qui piaillent sur la grève se disputant on ne sait quoi.
 Je goute ces derniers instants dans l'état d'esprit de celui qui ne reviendra peut-être jamais. Cette impression de « jamais plus », vraie ou fausse, empoisonne et transfigure tout à la fois. Elle oblige à graver dans la tête chaque détail du paysage pour en conserver ce qui peut être sauvé. Comme on effleure une dernère fois la peau soyeuse de l'aimée dans l'espoir d'en garder l'empreinte au bout des doigts, je tente d'imprégner en moi les ondulations des collines qui ferment la baie et j'essaie d'embrasser du regard tout le paysage jusqu'aux fortifications de Mogador.
 Combien de fois ai-je murmuré ce nom lorsqu'adolescent j'énumérais les noms de la géographie : Agadir, Mogador, Safi, Mazagan, Casablanca, Rabat... De tous ces noms, Mogador était celui qui me parlait le plus : de pirates et d'or dont il porte l'assonance, de fabuleux voyages, des grandes découvertes...
 Et ce n'était que ça ! Ce petit bout d'ile dans le coin le plus délaissé, le plus abandonné, le plus nostalgique et le plus oublié de la terre, plus loin que le Rivage des Syrtes. Djerba, Gorée, Essaouira, même combat... perdu contre la vie et l'histoire. Une forteresse qui ne défend plus rien qu'un admirable paysage, une rigueur architecturale qui ne sous-tend plus aucune ambition, une activité qui se dissout dans le café au lait. Tout n'est plus qu'ombres, demi-teintes, formes estompées. Petit port qu'une sardine pourrait boucher, où, sur la plage, les embruns forment un mur de lumière si éclatant qu'il dissout le visage et le buste des joueurs dont on ne voit plus que les jambes courir sur le sable... Sur les quais, des arêtes de bateaux qui finissent de se dessécher. Plus abandonné encore, le cimetière aux herbes folles autour du marabout. Les goélands s'y perchent sur les stèles, figurant les âmes des trépassés de la légende. Par un étrange paradoxe, lorsque l'histoire a oublié un lieu, il n'y reste plus que l'Histoire...
 1993
 

 Imlil en avril

 En cette fin d'avril, les neiges de l'Atlas sont encore à quelques centaines de mètres au-dessus du village. Des lambeaux de nuages dissimulent les sommets et, depuis quinze jours, des pluies régulières alimentent le torrent qui gronde au milieu de la vallée et se permet parfois de croquer un morceau de la route. A côté du chalet du Club alpin, de petits groupes de touristes attendent que Lahcène les guide sur les sentiers qui mènent au Toubkal;
 Plus modestes, Ahmed et moi grimpons les pentes en évitant les ruisselets ou en utilisant les revers des séguias qui forment autant de petits chemins sur les courbes de niveau.
 Parmi les gros blocs de granit, de petites terrasses aux forme capricieuses retiennent de minuscules champs d'orge d'un vert éclatant. Ce tissu que le soleil éclaire par instants s'orne des franges violettes d'iris dominant le sommet des murets. Qu'elles sont somptueuses, ces améthystes barbares piquées sur les lames grises de leurs sabres.
 A mesure que nous nous élevons parmi les grands noyers aux premières feuilles translucides et rousses, nous découvrons les bouquets de cerisiers déjà défleuris, les lignes des terrasses vertes et, juste au-dessus, là où l'eau ne peut monter, les murs de terre et les toits plats des maisons berbères. Chaque éperon, ou presque, porte son hameau. Partout l'eau sourd, irriguant les rosettes de fleurs sauvages qui se cachent dans le grenat luisant des granits. Selon son humeur, elle goutte, coule et ruisselle, murmure ou chante, de canal en canal, de rocher en rocher, avant de se perdre dans les cascades.
 Et aujourd'hui, c'est justement l'Aïd. Des troupes d'enfants, criant et riant, dévalent les ruelles du village, poursuivis par trois grands diables masqués et cornus, revêtus jusqu'aux pieds de peaux de chèvres. D'où vient cette antique tradition ? A quel rite obéit-elle ? Quel est son sens profond ? Nul ne le sait aujourd'hui, pas même ceux qui perpétuent la coutume et font pleurer les petits enfants comme le père Fouettard des villages lorrains de mon enfance.
 A moins de deux heures de Marrakech, à cinq heures des Champs-Elysées, si semblables et si différents, nos frères de l'Atlas aux visages plissés par le soleil et aux mains durcies continuent de lutter pour la vie. Ils ont de la chance. Ils ne savent pas qu'il n'y a pas de visa pour eux.
 1987

 Mogador

 Il y a déjà quatre mois que la silhouette un peu tassée de l'ancien sergent ne passe pas, son cabas à la main, devant le café Michlifène où il avait coutume de s'asseoir.
 Ce matin, c'est à Essaouira que je vais le rejoindre. Son visage bougon s'éclairera-t-il d'un sourire quand il m'accueillera?
 Il est très tôt. Je me presse sur le front de mer pour ne pas être en retard. Je traverse le méchouar puis le marché, sans un regard pour l'élégance des arcades. Le dernier rempart franchi, un vaste espace parsemé de carrioles, d'immondices et de mendiants étale sa misère au soleil. A gauche, des calèches s'alignent le long du cimetière chrétien. Plus loin, sur la droite, un mur blanc s'ouvre dans un grand arc outrepassé.
 Sur le seuil, ébloui, je recule. Jamais lumière plus transparente n'a inondé l'espace. Il n'y a rien que des herbes folles agitées par le vent entre le ciel et les marbres blancs. Le gardien m'indique, là-bas, une masse grise aux arêtes de ciment.
 Le premier Ramadan, Abdou t'a trouvé devant la porte de ta maison, évanoui. Cinq petits jours ont passé. A l'hôpital, tu serrais la main de sa mère entre les tiennes. Tout était fini quand Abdou est revenu du laboratoire.
 Quand tu es rentré de Miami en septembre, tu avais décidé de finir tes jours au Maroc. Savais-tu que le moment était si proche quand tu me disais début décembre: "J'aurai eu une belle vie"?
 Si les cieux sont aussi limides que cette matinée, si les âmes sont aussi légères que ces goélands, si tu as trouvé l'amour éternel, je n'ai pas le droit d'être triste. Demain, je viendrai avec Abdou et Bouchaïb. Tous trois, nous nous donnerons la main pendant que je réciterai avec eux la seule prière qu'ils connaissent, celle de l'Islam.
 Peu importe que tu reposes dans un petit cimetière juif au fin fond de l'Afrique du Nord, que tu n'aies peut-être pas cru à grand chose et que je sois chrétien. Ce sont nos mains liées pour toi qui compteront, pas nos yeux qui retiendront leurs larmes.
 Puis je repartirai, te laissant seul ici. Mais Abdou m'a promis de venir peindre de blanc ta tombe. J'ai tenu à ce que Bouchaïb, qui sait sculpter, grave sur une pierre: Burt Weithorn, 1921-1997. Peut-être écriront-ils aussi, mais je ne sais pas si c'est très convenable en pareil endroit: "Dieu est amour".
 Pourtant quelles mains, mieux que leurs mains innocentes, pourraient le dessiner pour toi?
 1987

 Essaouira l'hiver

 Dans Essaouira, l'hiver, il y a du Julien Gracq et du Dino Buzzati. La grande pêche a déserté le port pour s'établir à Tantan et ce n'est pas la pêche côtière qui peut animer la ville au-delà du petit port fortifié par les Portugais. Si Barthélémy Diaz, si Vasco de Gama, si Magellan se sont abrités dans le mouillage, s'ils ont ancré leurs caravelles à l'abri de l'îlot, nul ne le sait ici. Seules les pierres muettes se le rappellent peut-être, mais elles ne le diront pas. Ce n'est pas la brume du Rivage des Syrthes qui bouche l'horizon d'Essaouira. Derrière l'inaltérable bleu de la mer, ne se cache aucun ennemi menaçant. Aucune attaque n'est à redouter derrière les murailles roses. Il y a longtemps que l'adversaire est dans la place: le chômage, frère de l'ennui et du désespoir. Pas de travail, pas de projet, pas de ressources, pas d'avenir.
 Le calme si merveilleux d'Essaouira en ce mois de décembre où l'on se baigne et joue sur la plage n'est que l'empreinte en creux de l'Histoire. Elle s'est retirée comme la mer, laissant une grève lisse de souvenirs.
 Deux rangs d'araucarias, une balustrade de béton moulé badigeonnée à la chaux témoignent discrètement d'une présence coloniale estompée. On dirait que les Français sont partis sur la pointe des pieds pour ne pas réveiller la belle endormie. Les quelques touristes qui s'égarent sur le rempart n'écouleront pas les stocks d'objets en racine de thuya et, sur les présentoirs, les cartes postales continuent de se gondoler à l'humidité et à la poussière.
 Après la scolarité, les jeunes n'ont le choix qu'entre rien et pas grand chose. Pour ceux qui ont une activité, le travail à temps partiel est souvent la règle. Que feront les petits ateliers quand les racines de thuya seront épuisées ou que la mode en sera passée? Comment la compréhension peut-elle s'établir lorsque le repos que viennent savourer les uns est la plaie des autre? Le gouffre de la mer qui nous sépare, la Méditerranée, non ce bel Atlantique, est trop amer pour ceux qui nous voient la sauter dans un sens et ne peuvent la franchir dans l'autre. Peut-être un jour, faute de pouvoir le passer en bateau ou même à la nage, peut-être, si nous ne les avons pas aidés, seront-ils tentés de le passer, comme naguère, sur le fil de leur épée.
 1997

 Maisons de Marrakech

 Il est urgent de faire l'inventaire de l'architecture pseudocoloniale de Marrakech. Car c'est par bataillons serrés que tombent les petites villas, généralement à un seul niveau, de la période française. Sans grâce mais sans agressivité, elles n'étaient souvent que l'alibi de somptueux jardins de lianes fleuries: bougainvillées, plumbagos, bignonias et jasmins s'y disputaient les murs et clôtures, escaladaient allègrement les cyprès pour retomber en cascades éblouissantes. Chaque fois qu'une de ces modestes maisons disparait, elle est remplacée par un immeuble de cinq étages à la façade plate ou à l'insoutenable prétention architecturale. La palme de l'horreur, si l'on peut dire ici, revient à un immeuble qui s'avance en pointe sur la grand place de la poste de Guelliz et qui constitue la grammaire la plus complète qu'on ait jamais vue du tape-à-l'oeil et du mauvais goût. Le seul traitement qu'il mérite est le canon. La Marrakech coloniale, celle qu'avait rêvée les architectes de Lyautey, se meurt mais la décomposition s'est fortement accélérée en quatre mois: Depuis le début de 1996, au moins 25 maisons abandonnées, des blocs truffés de galeries commerciales désespérément vides, des jardins publics fermés ou à l'abandon...
 Sans doute, l'accroissement de la population et la pression spéculative expliquent-ils largement le phénomène et il n'y a pas lieu d'en être autrement surpris. Il aurait fallu classer le quartier de l'hôpital, les abords de l'avenue Mohammed V jusqu'à l'Hôtel de ville au moins; comme Lyautey a préservé la médina. On visite les jardins Majorelle mais un début d'abandon se lit déjà dans les parterres et c'est à la vigueur de la végétation non disciplinée qu'ils doivent encore leur charme. On peut rêver du paradis mais s'il est plus proche ici qu'ailleurs, il s'éloigne à proportion des pas qu'on fait dans sa direction et ne laisse à la bouche que l'amertume des désirs inassouvis.
 1997

 Sidi Kaouki

 Sur la plage, de longues lames déferlent, trois par trois, sans se lasser. Le soleil du matin les transperce d'un vert tendre et transparent. Elles viennent attaquer le conglomérat rocheux sur lequel est édifié le marabout de Sidi Kaouki. A vrai dire, le tombeau du saint est enchâssé dans une sorte de "ribat", une batisse compacte sans une ouverture du côté de la terre, d'où les guetteurs scrutaient la mer dans la crainte des incursions portugaises ou autres. Lorsqu'une voile était signalée, ils allumaient des feux pour alerter les populations d'alentour.
 Il y a belle lurette que les voiles portugaises ont disparu. Un ennemi plus sournois et plus tenace s'est révélé. Depuis cinq ou six ans, les vagues ont eu raison de la façade maritime du batiment dont les portes béent sur le vide. Combien de temps leur faudra-t-il pour dévorer la fière silhouette et abolir neuf siècles d'histoire et de légendes?
 A quelques mètres de là, la vie moderne commence à marquer de son empreinte une côte que les hommes n'avaient jamais encore altérée: l'arrière-plage est jonchée de débris plastiques et, plus haut, des maisons sans grâce commencent à s'aligner, blessant l'altière solitude de la forteresse. Combien il est plus doux de s'asseoir à l'ombre d'un grand caroubier, de bavarder doucement en trempant les bouchées de pain dans l'huile d'arganier ou en goutant le miel de fleurs de chardons. Les images virgiliennes ressuscitent à la vue d'un couple de mules tirant l'araire ou de quelques moutons paissant parmi les oliviers...
 Il est des lieux où l'histoire s'étire en baillant puis se retourne et s'endort... On pourrait penser qu'elle continuera à se reposer à Sidi Kaouki.
 Pourtant, l'allongement de la piste de l'aéroport permettra dans deux ans l'atterrissage des gros avions. C'en sera sans doute fini de la quiétude que connaissait ce petit coin de terre et de ce qui faisait le charme de ce marabout. Les gros bataillons de touristes donneront l'assaut au moment où les vagues emporteront le dernier pan de mur de Sidi Kaouki. Avec lui, c'est une partie du Maroc ancien, un Maroc un peu mythique, qui s'engloutira dans l'océan, avec la magie d'un paysage qu'une seule construction avait su magnifier. Certains le déploreront. Nous ne serons plus là pour voir les autres hausser les épaules et les entendre dire: Qu'est-ce que cela peut faire?
 1997

 John de Mogador

 Je croyais les anglo-saxons spécialistes du never more et du spleen. Et voila que j'y verse à mon tour et m'y roule maladivement. Ne suis-je donc venu au Maroc que pour alimenter une incurable mélancolie? Est-ce une question de climat, d'histoire ou de géographie ou bien le ver est-il dans mon fruit? Jamais le vieux sujet de dissertation que le paysage est un état d'âme n'aura été plus vrai qu'à Essaouira.
 Ce soir, je descendais vers la plage pour voir monter la mer. Le soleil était près de se coucher. Les orteils des joueurs de foute avaient marqué le sable mais mes souliers n'imprimaient aucune trace. Etait-ce un présage? Serais-je devenu superstitieux? Dans ce lieu au charme un peu désespérant, je ne suis jamais venu sans me dire: "Sera-ce la dernière fois? Peut-être ne verrai-je plus jamais ces iles, ces fortifications, cette jeunesse bondissante". C'est ici où le temps semble s'être ralenti que je ressens le plus fortement la rapidité de sa course. Quel paradoxe! La mer, le sable, les étoiles, la jeunesse, tout vous file entre les doigts, entre les yeux. Il ne reste que le souvenir que c'est bon, que c'est très beau, que c'était bon, que c'était très beau.
 Alors pour aller dans le pire, je suis allé faire le tour des cimetières. Pas le musulman puisqu'un roumi ne peut pas y entrer. Pauvres chèches, je ne vous ferais pas de mal. Je suis, hélas, bien incapable de vous réveiller. Mais quel abandon, quelle déréliction... Ce ne sont que momuments brisés et conservatoire botanique de mauvaises herbes. Ici, même la mort ne dure pas.
 Dans le cimetière israélite, je suis allé me recueillir sur la tombe d'un vieil ami américain. Le coffrage de ciment se fendille déjà et une fourmillière s'y est incrustée. Les pourtours du nom s'effacent. Et il y a à peine plus d'un an.
 Chez les chrétiens, beaucoup de corps diplomatiques. Les consuls d'Angleterre et d'Allemagne ne faisaient pas de vieux os. A la recherche de la tombe la plus ancienne, j'ai fini par découvrir une dalle le long d'un mur et j'ai lu: "John Gray Mitchell, décédé à Mogador le 2 janvier 1865 à l'âge de 23 ans."
 Pauvre cher John, j'ai tout de suite reconnu en toi mon frère. Etais-tu l'enfant doré d'un de ces consuls oubliés? Le midship d'un voilier d'Amérique, débarqué mourant lors d'une escale? Un fringant sous-lieutenant de l'armée des Indes avant l'ouverture de Suez? Ou bien un garçon plein de rèves courant la route des sables comme René Caillé ou Charles de Foucaud? Mais ton destin s'est arrêté à Mogador et ton nom s'est perdu le long de ce mur: il a fallu que j'écarte les géraniums sauvages pour le recueillir et le sauver encore un peu de temps.. A cent trente-trois ans de distance, ma pitié s'émeut pour toi. N'as-tu pas trouvé un ami pour t'aider face aux angoisses de la mort? Je ne me pardonne pas ne n'avoir pas été à tes côtés. J'aurais passé mon bras sous ton cou pour soulever ta tête; j'aurais humecté tes lèvres et j'aurais fermé tes yeux. Ou bien peut-être - mon Dieu je t'en prie - peut-être je t'aurais sauvé.
 1998

 Sittine

 La flèche qui vole vers le but ne s'interroge ni sur l'archer ni sur la cible. Le ferait-elle qu'elle hésiterait, donnerait prise au vent, manquerait l'objectif. Il en est ainsi de la vie lorsqu'elle est pleine d'énergie. Elle va son chemin et s'éclate sans se poser de questions, ou tout au moins pas celle du pourquoi?
 Pourtant, à mesure que passent les années, cette question, maintes fois écartée, comme une mouche importune, revient, s'impose.
 Quand on a goûté à la vie, quand on a assez de lucidité pour mesurer que le terme approche, on se dit alors: pourquoi tout cela? Il n'est pas d'endroit plus approprié qu'Essaouira pour y songer ou pour y rêver.
 Que ce soit en longeant le rose des remparts qui s'effritent au grand soleil ou devant les vagues de la plage, le contraste entre une certaine immanence du monde et notre brièveté se fait plus fort. Ici rien ne bouge, et nous, nous ne faisons vraiment que passer.
 Le bilan de soixante années d'existence est si mince. Quelques moments transcendants d'amour et d'amitié, quelques souffrances tout aussi incommunicables... A vingt ans, toute la gamme des possibles est, croyons-nous, ouverte devant nous. Elle se rétrécit peu à peu et la route qu'on a parcourue oriente et borne celle qui reste à courir. Le temps qui paraissait éternel devient bref. Les élans de l'esprit et du coeur ne sont pas moins puissants mais leurs vagues viennent se briser sur la digue du temps ou le ralentissement du corps.
 Vaut-il mieux être lucide ou se fermer les yeux? Foncer sur les rails en sachant que, devant, le viaduc est rompu? Une chose est de courir et de remporter la coupe. Une autre de passer le relais à un coureur inconnu, dans la certitude qu'on ne verra pas la fin de la course. Bien sûr, nous ressentons obscurément notre destin d'anneau de la chaine et, pour beaucoup d'entre nous, le sens de la vie est d'éviter qu'elle ne se brise par notre maillon ou d'alléger le poids qui pèse sur les plus faibles de ses autres anneaux.
 Au bout des choses, comme le dit don Alvaro dans Le maitre de Santiago, "un âge vient où il vous semble que les hommes n'existent plus que pour être un objet de charité".
 Il peut être tentant de s'accroupir au pied du mur, de rabattre son capuchon sur la tête comme un chibani, ou de basculer le turban sur les yeux pour ne plus rien voir, se contenter d'arracher au soleil quelques calories, se retirer de la vie avant qu'elle se retire de soi.
 Pour moi, je tiens que c'est une politique de gribouille. Il y a assez de choses affreuses dans ce monde si séduisant pour qu'on ait envie de lutter contre elles jusqu'au bout. Quand on tient la vie entre les dents, il vaut mieux les serrer fortement, au risque de perdre la machoire avec quand on vous l'arrachera...
 1988