Hubert Joly


Pèlerinages pieux

Hubert Joly


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Pèlerinages pieux


Mes amis belges me pardonneront peut-être d’emprunter à Marguerite Yourcenar la moitié du titre de cette chronique qui ressemble à une longue balafre historique dans les terres de la Lotharingie, de Lourmarin jusqu’à Verdun, soit un millier de kilomètres en deux courtes journées…

De la tombe de Camus en passant par le charmant village de Cucuron au revers du Luberon, avec une marée d’iris bleu-pâle dans le jardin du pavillon de Galon, j’ai voulu faire une escale chez mes amis Nadine et René qui, à une encablure de Cluny, ont restauré trois maison romanes et un ravissant jardinet de prieuré (pour ne pas dire jardin de curé) avec tous les scrupules d’archéologues confirmés. Grâce à eux, j’ai redécouvert les mille trouvailles dont la patrimoine civil de l’abbaye s’est enrichi depuis que la Belle à l’abbaye dormante s’est réveillée. Il y a vingt ans en effet, par un matin brumeux d’octobre ou de novembre, j’ai hélé Nadine qui fouillait la boue marneuse du fond du narthex et notre amitié ne s’est pas démentie depuis, bien qu’elle m’ait expulsé prestement de son chantier. Elle m’a au reste indemnisé en me faisant connaître un de ses amis de la rue de la Barre qui m’a ouvert sa maison et montré son rébus de graffitis de la période révolutionnaire… Très inattendu et rarissime. Vive le patrimoine et ses militants!

J’ai retrouvé la Maison de l’Europe et son incomparable panorama du clocher de l’Eau bénite, de la Tour des fromages et de l’église gothique. J’ai pu admirer nombre de restaurations de maisons médiévales, et de peintures, sans oublier les travaux de dégagement du collatéral sud de l’abbatiale.  Bref, Cluny revit depuis vingt ans après deux siècles de ruine et d’anéantissement et j’en ai conçu un grande joie.

Mais mon itinéraire m’a conduit ensuite jusqu’au plateau de Langres et, de là jusqu’au Val de Meuse où notre rivière prend sa source, non loin somme toute de la Seine. J’ai eu la surprise, à quelques kilomètres de Neufchâteau, de découvrir une sorte de rû du nom de La Mazarine, ce qui a fortement piqué ma curiosité… J’ai compris alors que j’étais au bord de la Cité de La Mothe que vous ne connaissez pas. Ce fut pourtant un des hauts lieux du patriotisme et de la résistance des Lorrains. Ancienne forteresse dès 1258, ceinte d’un paysage de 360 degrés, pourvue de bastions puissants, d’une collégiale, d’un halle et de nombreuses rues dont les pavages sont encore lisibles au sol, la plus puissante des villes fortes de Lorraine eut à subir en 1634 un premier siège de 141 jours où le jeune Turenne fit ses premières armes, puis un second siège qui ne fut levé que le 4 décembre 1642 par la mort de Richelieu. Reprenant la politique de son prédécesseur, Mazarin entreprit un troisième siège qui prit fin après 205 jours de combat le 1er juillet 1645. C’est alors que la totalité de la forteresse et de la ville furent rasées. Là où j’ai mis mes pas, il ne reste aujourd’hui que quelques pans de murs d’une aune à peine de hauteur. Quelques curieux férus d’histoire s’y aventurent parfois au milieu de ruines dont le canevas disparait sous les herbes hautes. Une stèle solitaire, dressée en 1896, seulement au-delà de l’ancienne Porte de France porte l’inscription, lapidaire à tous les sens du terme, « Ibi pugnantium occissorum cineres ». Ici, gît la fierté mais aussi la prospérité de la Lorraine qu’un duc valeureux mais mauvais diplomate, Charles IV, ne sut pas préserver des convoitises impériales et françaises…

J’avais donc un peu de nostalgie en quittant ces lieux mais ma dolence ne devait pas être apaisée par la suite du voyage. En passant par Domrémi avec mes sabots, je parvins à Saint-Mihiel dont le fameux « saillant », enfoncé par les Allemands de vingt kilomètres dans les lignes française dès septembre 1914, fut le théâtre de furieux combat  durant toute la guerre. et ne fut réduit par les Américains qu’en 1918. Puis ce fut Dieue. Lorsque mon oncle Michel, âgé de 23 ans, fut tué en 1940 près de la frontière belge, dans des conditions qui rappellent de façon surprenante le roman de Julien Gracq, Un balcon en forêt, son corps fut ramené avec celui de quelques camarades jusqu’au petit cimetière d’Ancemont. J’avais entre huit et dix ans. Chaque année, pour l’anniversaire du 18 mai, j’accompagnais ma grand-mère Jeanne en autobus de Nancy à Commercy. De là nous prenions un autre car qui nous conduisait à Dieue. Après avoir mangé dans un café sur le bord de la route, nous marchions un peu plus d’un kilomètre en traversant la vallée de la Meuse, très large à cet endroit, et nous arrivions enfin au carré où reposaient les camarades de mon oncle. Au soir, nous reprenions notre pèlerinage  muet. Au bout d’une dizaine ou d’une quinzaine d’années, la municipalité d’Ancemont décida d’expulser les gêneurs qui encombraient son cimetière. On fit relever les corps. Mon oncle et ses camarades furent alors transférés au cimetière militaire du Faubourg pavé de Verdun où je suis allé me recueillir hier… Jamais je ne pardonnerai aux salauds d’Ancemont.

Un épisode plus riant m’attendait à Watronville, petit village de la Côte de Meuse dont le vallum d’un camp de Brunehaut recoupe les tranchées de 14-18… Mes parents y avaient acheté en 1964 une grosse maison lorraine que ma mère a conservée jusqu’en 2001. C’est dire tous les souvenirs que nous y avions, ma femme, mes enfants et moi-même accumulés. Or, l’an dernier, plusieurs de mes neveux et nièces eurent l’idée d’offrir à ma sœur et à mon beau-frère deux jours de vacances, précisément dans l’ancienne maison familiale transformée en gîte par les nouveaux propriétaires. Ma femme suggéra alors à mes autres frères et belles-sœurs de nous retrouver par surprise, tous réunis, au jour dit. Ce qui fut parfaitement exécuté. Stupéfaction totale de ma sœur et de son mari qui, pourtant grand gueulard, en eut le souffle tout simplement coupé. Evidemment, nous avons passé une soirée extraordinaire à nous remémorer le temps passé avant de regagner, chacun, nos chambres respectives, comme treize ans auparavant… Seuls les meubles avaient changé… Pour moi, au petit matin, je suis allé faire le tour du jardin. Il y avait encore deux superbes Cornus florida, un blanc et un rose, que ma mère avait plantés. J’ai eu la chance de dégager les jacinthes des bois, les cyclamens, les lis martagons et les asphodèles de mon père qui avaient échappé au ciseau des nouveaux maitres de la maison et j’ai même rapporté quelques iris de Sibérie …

 La réalité ne dépasse-t-elle pas parfois  la fiction?