Hubert Joly


Égypte : Chroniques méditerranéennes

Hubert JOLY


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* Les pyramides
* Festival de la fraise
* Klaxon-city
* L'autre rive



Les pyramides



 Après les encombrements et les klaxons du centre de la ville, après la longue avenue bordée de villas riches ou élégantes, après le bidonville sordide, je n'y croyais plus.

 Mais elles furent là tout à coup. Insensiblement, les hommes s'étaient rapprochés d'elles comme en rampant et leurs dernières constructions misérables s'étaient couchées à leur pied. Elles, sures d'elles-mêmes et dominatrices, elles étaient là, indifférentes au flot grouillant de vie qui vient battre au pied de leur terrasse et dont elles feignent d'oublier que sa vulgarité insulte chaque jour à leur immense majesté.

 Le taxi fut aussi surpris que moi de cette terrasse que ne nous racontent pas les livres et de cet assaut des vivants aux monuments des morts. Nul n'ose jamais nous les montrer autrement que dans la grandeur de leur sable, de leur pierraille et de leur désert. Et pourtant, je crois qu'elles gagnent à être vues du bas des jardins miteux et de la verdure malsaine, se dressant comme intactes au-dessus des mastabas à demi-écroulés.

 Moteur hoquetant et cliquetant malgré l'élan qu'elle avait pris au pied de la pente, la voiture nous mena jusqu'au pied de Chéops. Du haut de leur dromadaire, quelques bédouins à l'oeil triste, contemplaient les quarante piastres hypothétiques que leur dispenserait le touriste désireux d'éprouver les balancements de la navigation désertique.

 Comme partout ailleurs, des bataillons de Vikings à la peau cuite clignotaient devant le viseur d'un appareil-photo ou tentaient de zoumer d'un seul coup les trois grandes. Des mémères descendaient d'un autocar mais l'absence de Japonais conférait à ce paysage, au reste minéral, quelque chose de lunaire, d'étrange et de désespéré.

 Nous fîmes, comme il se doit, le tour de Chéops, nous attardâmes quelques instants à regarder la vallée toute verte à nos pieds et, après que la voiture épuisée eut tenté à grand-peine une marche arrière dans la pente, redescendîmes vers le bidonville. Derrière un muret, protégée par des barbelés, une forme érodée se désagrégeait lentement. Elle refusait de tourner la tête et me regardait du fond de ses yeux vides: c'était le sphynx.

 Il me parut bien petit et bien usé, peu conforme, même sur fond de pyramide, à l'image grandiose que je me faisais de lui, semblable à un de ces vieux politiciens du Jura ou de la Seine, dont personne ne croit plus les boniments. Cette face fripée, capable peut-être de poser des questions, mais incapable depuis quatre mille ans de répondre à la seule que lui posent sans cesse les fellahs misérables qui croupissent à ses pieds : "pour quoi le vie, pour quoi la mort ?", me parut soudain dérisoire.

 Nous remontâmes dans notre engin tressautant et, nous laissant glisser sur la pente, c'est avec un soupçon de soulagement que nous nous retrouvâmes coincés entre deux camions, cornés par d'autres taxis impatients, tous rués à l'assaut de la vie du centre, des grands hôtels, des ponts, du fleuve, aussi large, aussi grand, aussi bleu que le ciel et les millénaires.

 Hubert JOLY 1979

 
Festival de la fraise


 Jaunes, le ciel, la terre et l'eau. Le vent de poussière, qui pique les yeux et fouette le visage, poudre de safran les cheveux. Des tourbillons furieux de plastique et de papier balaient les quais déserts du Nil. Les gallabias à la face terreuse se réfugient dans les renfoncements des bâtiments.

 Dans Khan Al Khalili, les minarets d'Al Azhar, privés de leur ombre, flottent incertains dans la lueur d'un clair de terre sur lune.

 Abrités par les glaces des grands hôtels, indifférents à la mitraille qui secoue les palmiers, cravates, robes de velours ou plumetis à pois se gorgent du jus rosat de la fraise écrasée.

 Le vent tombe et les rats qui se terrent au-delà du canal immonde et de la voie ferrée de Boulak Dakrour profilent leurs silhouettes sur la lumière dansante des échoppes. Leur foule s'épaissit d'instant en instant dans un mélange inextricable de piétons de charrettes et de vélos se frayant un chemin parmi les tas d'ordure avant de se perdre dans la nuit.

 Au lever du jour, le concert des avertisseurs, un instant apaisé, se mêle aux sourates psalmodiées et, relique abominable, à l'aigrelet carillon de Big Ben. Les passants hasardent leur vie dans un ballet complexe avec les véhicules.

 Tandis que, tout là-haut, indifférent à la montée des décibels, méprisant le flot des fourmis se hâtant vers le train, au-dessus de la fumée des autocars, pied gauche en avant, jarret tendu et poings serrés, loin des marais éternels de ses pères, peuplés de canards et de papyrus verts, un imperceptible sourire à ses lèvres de porphyre, Ramsès regarde vers l'occident. 1983
 
Klaxon-city


 Il y a deux mondes : l'Égypte et l'autre ; ce ne sont pas les amateurs d'Antiquité qui me démentiront. La simple visite du musée du Caire confond toujours par l'extraordinaire accumulation des témoignages de la vie quotidienne d'une civilisation qui fut tout, à une époque où notre Méditerranée n'était encore pas grand chose. Il a fallu les Césars pour trancher le fil de cette continuité trimillénaire.

 Dire qu'à l'époque de Ptolémée, celui qui vola les plaques d'or du sarcophage d'Alexandre, si l'on en croit la rumeur, le temple d'Edfou fut construit selon des règles établies deux mille huit cents ans plus tôt, cela vous confond...

 Le voyageur qui feuillette - négligemment, si l'on peut se permettre l'adverbe - le grand livre de pierre des hiéroglyphes, ne peut s'empêcher d'être arraché à son rêve par les klaxons furieux dont les hurlements viennent mourir aux pieds des momies du musée. Une seule chose : quel rapport y a-t-il entre l'Égypte antique et le peuple qui s'accroche aux autocars ou se presse entre les voitures, croyant que Misr est la mère de l'univers.

 La réponse se trouve peut-être quelque part dans un quartier du Vieux-Caire, sur le mur délabré d'une église copte du quatrième siècle, dans les piliers de brique de la vieille forteresse, dans une ville à demi-ruinée qui ne veut pas mourir, à la bouche d'un adolescent qui se fera policier pour gagner son pain.

 Ces communautés qui ont assuré la transition entre les extrêmes de l'histoire, ces visages entrevus dans l'ombre des coupoles ou devant des croix de cèdre incrustées d'ivoire, et qui conservent les yeux en amande et la calvitie précoce des scribes de la dix-huitième dynastie, ont-ils vraiment changé ?

 La mosaïque des quartiers misérables enchâssés dans le réseau de communication moderne demande à l'Ïil l'effort d'accomodation d'une prodigieuse distorsion du cristallin : seule une sorte d'archéologie du vivant permet de distinguer les formes de la vie contemporaine coulée dans des murs antéislamiques et des mÏurs sans âge devant les écrans des téléviseurs. Bien savant celui qui pourrait savoir vers quel avenir coule le fleuve égyptien. Mais s'il est une continuité qui s'impose au regard comme à tous les sens, c'est bien celle de la clé de vie tenue fermement par ce peuple aux yeux rieurs, replet, chanteur et musicien.

 Hubert JOLY 1984


 L'autre rive

 Des quatre sujets entre lesquels le touriste partage également son temps : la recherche de points de vue photogéniques, le comptage de sa monnaie, la colique et l'Egypte, je ne traiterai que du dernier. Ce que l'on retire d'un voyage dans l'univers pharaonique n'est pas proportionnel à la beauté ou à la grandeur de ce qu'on voit mais au degré de surprise et d'inattendu du spectacle et de la vie. Ainsi, à Abou Simbel, vu en photos au moins cent fois avant le voyage, ce que je retiens est moins la grandiose beauté du temple que le contraste entre l'éternité des colosses au sourire inaltérable et la fragilité dérisoire des moineaux qui leur picorent le bout du nez. Ou bien, dans la vallée des Rois, l'incroyable site choisi par Thoutmosis III pour enfouir au plus profond de la gorge son sarcophage de pierre rouge. Ou bien encore, la dialectique qui relie la rive orientale des vivants à la rive occidentale des morts. Le fleuve ne les sépare pas : il les unit. On se crève la vie d'un côté pour s'assurer de l'autre la félicité dans la mort : jamais en fait la séparation par l'eau ne fut autre chose qu'un miroir entre les deux rives, chacune reflétant l'autre dans le fleuve. Le paradoxe de l'Egypte est que, si elle ne s'est développée que par le Nil, elle ne s'est conservée que par le désert. Jamais mieux qu'ici la matière sociale n'a sécrété son antimatière et c'est sans doute ce qui fait une grande part de la fascination qu'excerce le pays sur le voyageur. Tout est contraste ici entre vie et mort, eau et désert, terre et ciel, opulence et pauvreté, passé et présent, mais au bout de cinq mille ans si l'on se pose la question, on demeure incapable de répondre et l'on ne sait s'il faut conclure : « rien n'a changé » ou « tout a changé ».
1990